Par Jacques Fontanel, le 23 avril 2020
Professeur émérite d’économie et ancien vice-président chargé des relations internationales de l’Université Pierre Mendès France (Grenoble 2)
Lorsqu’une pandémie arrive, l’Etat se trouve comptable d’une avarice liée à son endettement, aux inégalités sociales et à l’absence des ressources perdues par les systèmes d’optimisation et d’évasion fiscaux. La leçon de la pandémie du coronavirus nous le rappelle violemment aujourd’hui !
Les illusions de la mondialisation
Après l’effondrement de l’Union soviétique, le processus de globalisation économique semblait inéluctable, encouragé par la plupart des Etats et soutenus par les économistes libéraux lesquels insistaient pour déréglementer, déréguler, décloisonner les économies nationales et la finance internationale. Une croissance économique optimale devait en résulter qui profiterait à l’ensemble des pays par l’effet du « ruissellement » des revenus des riches vers les pauvres, faisant ainsi reculer la famine et la faim, au moins à long terme. Les guerres deviendraient de plus en plus improbables car les interdépendances économiques réduiraient les occasions de conflits armés. La crainte de la guerre nucléaire s’estompait, la puissance américaine et le capitalisme pouvaient organiser, voire imposer, la paix mondiale. En 1995, les organisations internationales mises en place par les Occidentaux en 1944 étaient confortées par la création de l’OMC, Organisation Mondiale du Commerce, destinée à développer le libre-échange. Le commerce « pacifique » en toute liberté devenait la base de la vie sociétale mondiale. Les firmes multinationales, libérées des exigences de chaque Etat, pouvaient alors imposer leurs lois commerciales positives et augmenter le PIB mondial au profit de l’écoumène. En termes de défense, Washington devenait de fait le principal gendarme du monde, avec des dépenses militaires (Otan compris) à sa main près de deux fois supérieures à celles du reste du monde. L’histoire était belle, un conte de fées.
Cette analyse, fondée sur des hypothèses héroïques, n’a pas été confirmée par les faits. Les violences guerrières, civiles, militaires ou économiques, n’ont pas disparu (Irak, Afghanistan, Libye, Yemen, Syrie, Iran, etc..) et les menaces des « rogue states » et du terrorisme n’ont pas disparu. Les Etats ont subi une contestation croissante de leur rôle, notamment dans l’ordre économique. Leurs actions concernant l’écologie, le climat ou la pollution de l’air ont été fortement inspirées par les décisions d’organisations internationales spécialisées, trop souvent conseillées par les intérêts commerciaux et financiers dominants. Dans ce contexte, les Etats n’ont plus été capables d’assumer l’intégralité des composantes de la sécurité nationale, celle-ci étant progressivement affaiblie par la croyance (fictive) d’une sécurité internationale satisfaisante, grâce, notamment, au commerce international.
L’oubli des services publics
Pourtant, la sécurité nationale ne peut pas se limiter au seul domaine militaire, elle comprend aussi les secteurs de la santé, de l’éducation, des risques industriels, de la protection du patrimoine, des ressources naturelles et de la qualité de vie collective des citoyens. Les autorités publiques ont oublié que les produits et services essentiels à la survie des hommes doivent toujours être disponibles à l’intérieur du pays, soit en stocks, soit en capacité immédiate de production. Il en va ainsi des produits alimentaires, des médicaments, des instruments de protection collectifs et individuels, des équipements sanitaires, des règles concernant les qualités de l’air et de l’eau fixées « a minima » par les organismes internationaux. Il en va de même de la maîtrise des technologies (notamment digitales). En cas d’une menace de cyberattaque, comment l’Europe pourra-t-elle se protéger de la puissance des Google, Microsoft ou Apple, mais aussi d’actions similaires venues de Chine ou de Russie ?
Dans le cadre de l’affaire nucléaire iranienne, la Maison Blanche a imposé sa loi au reste du monde, avec violence, malgré les recours devant une OMC qui n’ose toujours pas condamner le pays qui a été son parrain sous les fonds baptismaux du libre-échange. En outre, elle a rappelé l’application de sa politique du « benign neglect », selon laquelle le dollar est d’abord la monnaie nationale des Etats-Unis, même si sa gestion interne est un problème pour le reste du monde. Enfin, ses décisions d’augmenter les droits de douane, sans concertation, ont remis en cause l’intérêt du libre-échange. Face à cette puissance américaine, la Chine déploie un capitalisme aux ordres de l’Etat, sans respect des droits de l’homme, dans le cadre d’une économie nationale contrôlée de l’intérieur par les membres du Parti communiste. La faiblesse de l’Europe naît de ses divisions, d’objectifs politiques et commerciaux différents, d’idéologies nationalistes et de conceptions nationales étroites. Au fond, l’Europe reste un Marché commun, avec un système de décision tatillon vers l’intérieur et de moins en moins entendu sur la scène internationale. Les gouvernements des pays membres n’ont toujours pas de solidarité commune bienveillante.
Le triomphe des intérêts privés
La démocratie subsiste. Cependant, le pouvoir appartient à ceux qui contrôlent les moyens financiers, l’information, et même les cénacles administratifs et politiques. Les firmes multinationales exercent une influence considérable sur les institutions publiques, car elles ont le pouvoir de financer les campagnes électorales, de contrôler l’information (télévision, journaux, internet, données des Etats) et d’exercer un lobbying efficace dans toutes les instances nationales et internationales. Elles peuvent s’offrir, à grand prix, les meilleures intelligences pour défendre leurs intérêts, grâce aux passages d’un emploi du service public vers le secteur privé, et vice versa, de leurs affidés. Les nouvelles technologies digitales créent de la dépendance quotidienne et sont en mesure de participer activement aux processus de décision et d’élection dans le monde entier, en fonction des intérêts de leurs producteurs et de la Nation qui les héberge.
Dans ces conditions, la démocratie est en crise, et une ploutocratie semble s’installer partout dans le monde. La moitié des personnes travaillant dans l’équipe de Donald Trump est milliardaire en dollars. Pourtant, au moment où l’Amérique n’a jamais été aussi riche, l’espérance-vie de ses citoyens a baissé depuis 2 ans, car la précarité des « laissés pour compte » et le coût de la santé sont tels que seules les personnes riches ont pu profiter de ce développement économique pour accroître leur propre espérance-vie. Au XXIe siècle, les grandes fortunes paient proportionnellement de moins en moins d’impôts. Les inégalités se sont accrues ces deux dernières décennies.
Les Etats des « paradis fiscaux » commercialisent leur souveraineté. Ils offrent aux firmes multinationales des avantages fiscaux importants. Ce sont d’ailleurs parfois les mêmes Etats, qui au nom de la rigueur financière, ne souhaitent pas soutenir les pays qu’ils ont parfois ainsi délestés de leurs plus gros contribuables. Lorsqu’il y a crise, les Etats interviennent et injectent des financements dans les banques pour relancer l’économie. C’est une période d’austérité pour les citoyens, mais les grandes entreprises réussissent alors à redévelopper leurs profits et les dividendes de leurs actionnaires, sans qu’il y ait rétribution de l’assurance que l’Etat représente pour leur éviter une banqueroute (To big to fail). Si je gagne, je prends tout pour moi, si je perds les Etats compenseront les pertes pour moi. Il en résulte que les Etats sont fortement endettés, ce qui les conduit à réduire le niveau global de protection des citoyens. Le profit des entreprises comme seule politique publique est un échec. La théorie (le slogan ?) erronée du ruissellement a encore frappé !
Références :
Saez, E., Zucman, G. (2020), Le Triomphe de l’injustice. Richesse, évasion fiscale et démocratie
Fontanel, J. (2016), Paradis fiscaux, pays filous, L’Harmattan, Paris.
Fontanel, J., Sushcheva, N. (2019), La puissance des GAFAM : Réalités, apports et dangers, AFRI, Paris.