ThucyBlog n° 36 – Depuis toujours, l’Amérique ne veut pas avancer masquée

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Par Jean-Eric Branaa, le 14 mai 2020

Le recul du gouverneur républicain de l’Ohio, tel qu’il est relaté dans le New York Times du 3 mai[1], nous rappelle que rien n’est simple aux États-Unis, dès lors que l’on parle des libertés individuelles et des pouvoirs accordés aux élus. Mike De Wine a donc fait marche arrière après avoir pourtant annoncé que le port du masque allait être obligatoire dans l’espace public. Au même moment, la même question commence déjà à prendre de l’importance en Oklahoma.  Il n’est pas exclu que cela devienne très vite un mouvement plus général.

Il faut dire qu’on est dans un contexte de défiance, qui se généralise à l’égard des décisions prises par les gouverneurs. La population a largement approuvé leur gestion de la crise et les décisions prises au départ. Mais les manifestations contre les mesures de confinement se sont multipliées dans de très nombreux États, qu’ils soient dirigés par des démocrates ou des républicains. Si certains préfèrent se limiter à penser que ces poches de contestations se cantonnent à des groupes d’illuminés, d’extrême droite ou de supporters survoltés de Donald Trump, on peut considérer que ces mouvements puisent peut-être aussi dans une histoire américaine plus profonde, qui dépasse très largement les préoccupations de quelques marginaux et s’appuie sur le socle de la revendication originelle de liberté qui s’est exprimée en 1776 et le rejet de l’intervention étatique dans la sphère privée qui a pris corps dans les amendements à la Constitution adoptés en 1791. Prudemment, De Wine a donc changé son fusil d’épaule et est passé d’une « obligation » à une « recommandation appuyée ». La nuance est importante.

S’agissant des masques, le différend observé renvoie à un autre épisode de l’histoire, dont les similarités avec notre époque sont plus que troublantes : au printemps 1918 une autre épidémie a fortement frappé les États-Unis. Bien que vraisemblablement née aux États-Unis, dans les camps militaires du Kansas, la « grippe espagnole » a alors fait des millions de morts à travers le monde. Après l’apparition des premiers symptômes grippaux, les malades mourraient au bout de 4 à 5 jours.  La première vague a été plutôt limitée, mais il en a été bien différemment avec la deuxième vague, qui s’est déclarée à l’automne et a emporté surtout un grand nombre de jeunes gens qui avaient entre 20 et 30 ans.

Si la propagation du virus a été très rapide en Europe, alors que les soldats américains étaient envoyés à la guerre, cela a pris un peu plus de temps sur le territoire national et il a fallu plusieurs mois pour qu’il traverse tous les États-Unis. San Francisco a été touché en septembre 1918 et, si dans le reste des États-Unis les autorités n’agissaient que très peu, il en a été différemment dans cette ville, où les autorités ont répondu avec des solutions qui ressemblent de très près à celles qui ont été adoptées avec le Covid-19 : confinement et masques ont alors été les bonnes idées mise en avant, en l’absence de mieux, et de traitement. La population a largement adhéré à ce dispositif, soucieuse bien entendu de se préserver et alors que la peur l’emportait sur tout autre sentiment. Les autorités de Los Angeles ont également songé à des mesures similaires, mais elles ne sont jamais allées jusqu’à les imposer. Denver, dans le Colorado, a par contre prescrit quelques mesures coercitives, et San Diego, en Californie, a imposé le port du masque pendant quelques jours. On relève également que le maire Kiel a fait fermer tous les commerces pendant sept jours à St Louis, dans le Missouri. Mais on ne trouve rien d’aussi significatif qu’à San Francisco, qui reste l’exemple le plus proche de la situation contemporaine.

Les mesures barrières ont fait leur effet et, en novembre, le nombre de cas connaissait déjà une baisse très significative. Les responsables de la santé publique ont donc recommandé le déconfinement général et la reprise des activités de la ville. Ravis de pouvoir retourner à une vie normale, les habitants s’en sont donnés à cœur joie. Là encore le contexte historique a amplifié les comportements : alors qu’un amendement récemment adopté au congrès fédéral annonçait la prochaine prohibition de la consommation d’alcool, il n’était toujours pas ratifié en Californie. Les lieux de divertissement ont été pris d’assaut par des Américains qui voulaient pouvoir tourner cette vilaine page de la pandémie, mais aussi celle de la guerre. Le port du masque, qui avait été rendu obligatoire par le gouverneur de l’État, n’a pas été toujours suivi, pour ne pas dire que, très vite, il n’a presque plus du tout été respecté. On était désormais très loin du taux de 80% qui avait été relevé lorsque la population suivait scrupuleusement les consignes données par les autorités sanitaires. L’emblématique maire de San Francisco lui-même, James Rolf, qui a « régné » sur cette ville pendant 30 ans avant d’être élu gouverneur de Californie, a été condamné à une amende par son propre chef de police après s’être rendu à un spectacle sans masque !

Comme l’Europe, les États-Unis ont alors connu une deuxième vague, qui a elle-aussi déferlé sur la ville de San Francisco avec du retard par rapport au reste du pays : en décembre 1918, les autorités sanitaires ont à nouveau insisté pour un port continu des masques dans l’espace public. Les choses sont alors devenues très compliquées.

Les commerçants, préoccupés par les ventes de Noël, ont été les premiers à s’y opposer. Le syndicat des travailleurs de la cuisine a rapidement emboité leur pas. Le mouvement s’est enflammé très vite, attisé par la lassitude des habitants de San Francisco, qui avaient déjà passé plusieurs mois entre septembre et novembre à être harcelés, mis à l’amende et même arrêtés pour ne pas avoir porté de masque. On a entendu monter des protestations de plus en plus fortes, qui se sont concentrées sur un principe de constitutionnalité et de remise en cause des pouvoirs que s’octroyaient les autorités.

La question religieuse est venue compliquer tout cela, car le droit de pratiquer sa religion sans entrave est une des questions centrales défendues par le premier amendement. Les décisions prises pour lutter contre l’épidémie ont été qualifiées de « subversives pour la liberté individuelle et les droits constitutionnels ». Les défenseurs des libertés civiles ont fait valoir que si les responsables de la santé pouvaient les obliger à porter des masques, ils pourraient donc de la même manière les forcer à se faire vacciner « ou à faire des expériences ou des indignités ». Même le puissant journal local, le San Francisco Chronicle, a pris position contre l’obligation de porter un masque. Un article a été publié sous le titre « À quoi bon ? » : il y était expliqué qu’un homme était tombé malade alors qu’il avait suivi toutes les recommandations de santé publique.

Des centaines de citoyens se sont rassemblés le 16 décembre pour manifester contre cette obligation de porter un masque. Le 18 décembre, le responsable de la santé publique de San Francisco a reçu un colis piégé[2] qui, fort heureusement, n’a pas explosé.  Le 19 décembre, le conseil municipal a voté contre l’ordonnance des masques obligatoires. « Le dollar est au-dessus de la santé », a soupiré l’adjoint chargé de la santé publique.

Les conséquences ne sont pas faites attendre et la situation sanitaire a rapidement empiré : le 30 décembre reste, de loin, le pire jour pour le nombre de décès de la grippe. Le 10 janvier 1919, les autorités locales ont organisé un nouveau vote et ont remis en place l’obligation de porter le masque. Il faut dire que 600 nouveaux cas ont été signalés ce jour-là seulement.

La résistance n’a pas faibli : des citoyens ont été arrêtés et beaucoup d’entre eux ont été condamnés à une amende pour ne pas avoir porté de masques, mais la désobéissance généralisée à la règle municipale s’est poursuivie et un grand nombre de citoyens ont refusé de porter des masques. Quelques jours plus tard, plus de 2 000 personnes ont participé à la formation de « la ligue anti-masques », qui voulait ainsi peser dans le débat public et faire plier les autorités. Les plus modérés de la Ligue se sont contentés de faire circuler une pétition. Les plus extrémistes ont tenté de lancer une procédure de rappel de l’adjoint à la santé publique de San Francisco, le docteur William C. Hassler, qui est un peu l’équivalent du docteur Fauci[3] de 1919. Souvent menacé de violence, Hassler a pourtant poursuivi sa mission.

L’épidémie s’est calmée à partir du 17 janvier, le jour de l’entrée en vigueur de l’ordonnance sur le masquage. Le nombre de nouveaux cas et de décès a continué à décroitre régulièrement jusqu’à ce que l’épidémie ait disparu. 3 500 personnes sont mortes dans cette ville, qui a connu 50 000 cas.

[1] « Governor : Face Covering Order ‘Went too Far’, was reversed », by Associated Press, 3 mai 2020.

[2] Raconté par l’historien Alfred W. Crosby, America’s forgotten pandemic : the influenza of 1918, Cambrige Universirty Press, page 110.

[3] Le docteur Anthony Fauci est depuis 1984 le directeur de l’Institut national des allergies et maladies infectieuses, un centre de recherche du Ministère américain de la Santé. Il est un de principaux membres de la task force qui travaille à la Maison-Blanche pour superviser la gestion de la pandémie aux Etats-Unis.