ThucyBlog n° 40 – La Syrie face au Coronavirus : fragmentation, manipulation et politisation

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Par Manon-Nour Tannous, le 28 mai 2020 

Alors que la pandémie de Covid-19 fait naître un vocabulaire martial chez nombre de dirigeants, elle arrive en Syrie dans un pays déjà en guerre. Parfois présentée comme une crise dans la crise, voire un épiphénomène face aux enjeux militaires, politiques et économiques colossaux que doit affronter le pays, elle constitue un risque majeur car elle prend pied dans un pays détruit et au sein d’une population exsangue.

Suite aux soulèvements arabes de 2011 contre des régimes autoritaires et répressifs, la Syrie plonge dans une guerre qui dure depuis neuf ans. Le pays est fragmenté entre trois types de gouvernements[1] : le régime syrien, qui contrôle 70 % du territoire grâce à ses alliés ; l’enclave d’Idlib, dernier bastion de l’opposition désormais dominée par les jihadistes de Hayat Tahrir al-Cham ; et la zone à majorité kurde, aux mains des Forces démocratiques syriennes. La menace de l’État islamique, militairement défait, reste sérieuse. Quant à la présence de forces étrangères, aujourd’hui essentiellement iraniennes – et plus largement chiites – et turques, elle ajoute à la complexité de la situation.

Sur le plan économique, plus de 80 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. La monnaie a chuté et les prix s’envolent, rendant inaccessibles les produits de consommation courante, au point que circule en mars 2020 sur les réseaux sociaux la photo d’un citron portant l’étiquette : « 600 livres syriennes [environ 1 euro], 21 carats ».

Du point de vue sanitaire pour finir, le contexte de guerre a déjà causé le retour de la polio ou du choléra. Les infrastructures sont détruites, l’Organisation mondiale de la Santé estimant en mars 2020 que de tous les conflits armés dans le monde, la Syrie est l’un des pires exemples de violence affectant les soins de santé. Moins des deux tiers des hôpitaux du pays seraient opérationnels et 70 % des personnels soignants ont quitté le pays[2]. La crise sanitaire préexistait donc à la crise épidémique.

C’est dans ce paysage que la Syrie affronte cette nouvelle épreuve. S’il n’est pas aisé d’écrire sur des événements en cours, qui plus est avec des chiffres absents ou fantaisistes, il nous est possible d’analyser cette séquence comme révélatrice des modes de fonctionnement des acteurs, mais également des tendances régionales et internationales autour de la Syrie.

La gestion de l’épidémie par le régime : contrôler le récit et la société

Mi-mars, alors que tous les pays frontaliers ont déclaré des cas et que le soutien à Assad de l’Iran, cluster régional de l’épidémie, se traduit par la présence de milliers de miliciens mais aussi de pèlerins, Damas nie le moindre cas sur son sol. Peu désireux de réduire la présence iranienne[3] dont sa survie dépend, Bachar Al-Assad est également incapable d’apporter la moindre réponse sanitaire. Dans le même temps, l’opposition s’inquiète de morts suspectes, tandis que des rumeurs circulent sur l’arrestation et l’intimidation de lanceurs d’alerte et de médecins, ainsi que sur l’augmentation des cas d’infections pulmonaires dans les prisons surpeuplées.

Lorsqu’il prend la mesure de l’épidémie, le régime adopte les décisions prises ailleurs dans le monde – la fermeture des écoles, universités, restaurants, marchés, jardins publics, ainsi qu’un couvre-feu – tout en les qualifiant de « préventives »afin de ne pas se dédire. Il promeut le slogan « Ensemble contre le coronavirus », à rebours d’une société déchirée par la guerre et par sa politique meurtrière. Le confinement lésant les travailleurs d’une économie largement informelle et les familles ne pouvant plus bénéficier des subsides des expatriés, il annonce également une aide économique[4]. Après le déni arrive par ailleurs la démonstration : la désinfection spectaculaire des lieux et transports publics.

Soucieux de son image, le gouvernement syrien reproduit par ailleurs des mesures susceptibles d’accroître sa crédibilité. Il reporte les élections de l’Assemblée du peuple prévues le 13 avril, sans que cela n’ait d’incidence tant la composition de cette institution est verrouillée. Il feint en outre la transparence à travers un décompte quotidien des cas de Covid-19 aussi précis qu’improbable. Le premier cas est annoncé le 22 mars et le premier mort une semaine plus tard. Au 27 mai, le bilan de l’épidémie dans les zones contrôlées par le régime se chiffrait officiellement à 121 cas et quatre décès… Ce mimétisme des normes et comportements faisant consensus sur la scène internationale est bien connu : il consiste à s’arroger les attributs de la modernité, tout en confortant le système autoritaire.

La maîtrise de la narration s’observe également par la perpétuation des grilles de lecture. Le régime syrien calque sur la crise une gestion sécuritaire orientée vers l’ennemi intérieur. Mi-mars, le ministre de la Santé affirme à la télévision : « Dieu merci, l’armée arabe syrienne a nettoyé la terre de la Syrie de nombreux microbes ». L’exaltation de l’appareil militaire contre les « microbes » est une référence à peine voilée à la répression contre l’opposition. Le 20 juin 2011, Bachar Al-Assad affirmait ainsi : « Les complots sont comme des microbes qu’on ne peut éliminer, mais nécessitent que l’on renforce notre immunité ».

Si la focalisation sur le manque de transparence ou les mensonges du régime apporte finalement peu d’un point de vue analytique, il est plus intéressant de noter que celui-ci est indifférent au fait d’être cru ou de convaincre[5]. Les réseaux sociaux syriens montrent d’ailleurs que le prisme sécuritaire est raillé, à travers le détournement d’une image de fouille au corps comme méthode insolite de dépistage pour le Covid-19, ou la blague suivante : « Chef, nous avons 38 nouveaux cas de corona aujourd’hui / Vous avez fait des vérifications ? / Non, Chef, ils ont avoué seuls ». L’enjeu pour Assad est ailleurs : afficher une cohérence et réaffirmer, par la prédominance de son récit et l’invisibilisation des narrations concurrentes, son contrôle sur la société. Cette maîtrise du récit est d’autant plus marquante que celle du terrain, aux mains de ses parrains régionaux et internationaux, lui échappe. Si les dirigeants se veulent chefs de guerre face au virus, Assad, dans un pays véritablement en guerre, n’en a plus l’étoffe, même aux yeux de ses alliés.

À titre d’illustration de ce retour incertain de l’autorité du régime même dans les régions militairement reconquises, notons la multiplication d’initiatives locales de lutte contre l’épidémie. Une étude sur le gouvernorat de Deraa[6], dans le Sud du pays, montre les campagnes de sensibilisation ainsi que les distributions alimentaires par les communautés locales, sous l’égide des notables et des cheikhs. Cet espace pour des actions parallèles à celles du régime, construit dès avant la guerre, a prospéré à partir de 2011 dans cette région qui a été le lieu des premières manifestations. Le régime tente de co-opter ces initiatives, notamment via les sections locales du Parti Baath, avec plus ou moins de succès.

Inquiétudes des organisations internationales pour le Nord du pays

La fragmentation du pays impose de porter son attention à deux autres espaces, qui obéissent à des logiques et subissent des contraintes différentes. Ces derniers attirent l’attention des organisations internationales soucieuses avant tout de la situation humanitaire.

Le Nord-Est est administré par un système autogestionnaire dominé par des formations kurdes. Face à l’épidémie, les autorités ont interdit tout rassemblement et fermé le point de passage frontalier avec les régions kurdes de l’Irak voisin. Le 20 avril, le Croissant rouge kurde a pu inaugurer à Hassaké un établissement réservé aux patients atteints du Covid-19. Mais les infrastructures sanitaires sont insuffisantes et la pénurie d’eau empêche l’adoption des gestes barrières. Il faut y ajouter les effets de l’invasion turque en octobre 2019 suite au retrait américain, et le risque de retour de l’État islamique qui pourrait retrouver une marge d’action face à la priorité donnée à la lutte contre le virus[7].

À Idlib, dernière région du pays aux mains de groupes d’opposition, au Nord-Ouest du pays, les bombardements incessants ont créé une situation désastreuse. Près d’un million de personnes ont été déplacées entre décembre et mars. Si un énième cessez-le-feu a été négocié le 5 mars entre les Russes et les Turcs, les conditions de vie de la population (surpeuplement, vie dans les camps de fortune, faim) la rendent particulièrement vulnérable face à la propagation de l’épidémie. Le système sanitaire y est en outre largement détruit. En violation du droit humanitaire international, il a été sciemment visé par les bombardements du régime et de ses alliés russes. Selon l’OMS, 494 attaques contre des infrastructures de santé ont été confirmées entre 2016 et 2019, dont deux tiers dans cette région. Un rapport de la London School of Economics établit que seuls vingt lits en unités de soin intensifs seraient disponibles à Idlib, et qu’il suffirait de 400 cas de Covid-19 pour que le système de santé y soit saturé[8].

Bien qu’exprimant régulièrement leur « préoccupation », les organisations internationales, au motif qu’elles sont conçues pour traiter avec des instances gouvernementales, délaissent largement ces deux régions. Le retard de l’aide prévue par l’OMS est ainsi justifié par le fait qu’elle traite avec des « États »[9]. Trente-neuf ONG présentes dans le Nord de la Syrie l’ont exhortée à accroître son aide au plus vite[10].

À l’ombre du Covid-19, la logique conflictuelle se perpétue

Dans ce contexte, le conflit se poursuit. Le 8 mai, la haut-commissaire aux droits de l’homme, Michelle Bachelet, a accusé les belligérants en Syrie, dont l’État islamique, de « profiter du fait que l’attention du monde est tournée vers la pandémie de Covid-19 pour se regrouper et infliger des violences contre la population »[11].

Au-delà, les rapports de force continuent de s’exprimer. Le régime syrien cherche à consolider ses alliances (et parfois ses allégeances), avec notamment la visite du ministre iranien des Affaires étrangères le 20 avril dernier. Il mène parallèlement une normalisation à bas bruit. Bachar Al-Assad s’est entretenu par téléphone le 27 mars avec le prince héritier des Émirats arabes unis, Mohamed Ben Zayed[12], dont le pays a rouvert son ambassade à Damas dès décembre 2018. L’épidémie est ainsi l’occasion de s’imposer comme seul interlocuteur et d’œuvrer pour sa propre réhabilitation.


Depuis le début de la crise, les Syriens ont mobilisé la culture populaire musicale à travers le détournement de la célèbre chanson de la libanaise Fayrouz désormais affublée d’un masque, « Reste à la maison » (khalik bil beit)

Toutefois, le pari de sa consolidation à l’ombre de l’épidémie manquerait de nuances. Les sanctions à son encontre ont été renforcées en décembre dernier aux États-Unis par la « loi César » (du nom du photographe de la police militaire syrienne qui a fait défection avec les preuves de pratiques de torture massives et systématiques dans les prisons du régime), qui menace de représailles toute entité étrangère qui « apporte un soutien significatif au gouvernement syrien ou qui conduit des transactions significatives avec celui-ci ». Le représentant syrien à l’ONU, Bachar Jaafari, a eu beau jeu de dénoncer à leur sujet un « terrorisme économique » entravant la lutte contre l’épidémie, et cela à l’unisson avec son homologue russe.

Mais l’alliance syro-russe montre elle aussi quelques failles, tout comme apparaissent des dissensions russo-iraniennes sur l’avenir du pays. Par deux fois ces dernières semaines, la presse russe, pourtant alliée du régime syrien, a publié des informations de nature à le fragiliser, critiquant sa tolérance face à la corruption galopante, puis diffusant la rumeur d’achat par Bachar Al-Assad d’une toile de David Hockney de 27 millions d’euros pour sa femme. Ces « révélations » prennent tout leur sens dans le contexte de critiques internes sur la situation économique, ainsi que dans le conflit qui oppose le clan Assad à celui de son cousin germain, Rami Makhlouf. Ce dernier, qui a fait sa fortune en profitant de l’ouverture économique des années 2000, destinée à conforter un nouveau cercle de soutiens corrompus, a récemment été mis à l’écart par Bachar Al-Assad, et pourrait chercher à lui ravir quelques-uns de ses soutiens.

Quant à l’issue du conflit, elle semble toujours incertaine. Si le 27 mars, dans le contexte de pandémie, le Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, a appelé à un « cessez-le-feu immédiat, partout dans le monde », les initiatives diplomatiques sont quant à elles suspendues[13]. L’option d’un soutien à un mouvement démocratique que l’on trouvait dans les accords internationaux dès juin 2012 s’est évanouie à mesure que les soutiens occidentaux de l’opposition se désengageaient. Désormais piloté par les Russes, le processus de sortie de crise n’a pas attendu le virus pour s’enliser. Les événements relatés montrent toutefois que le jeu syrien n’est pas figé, en espérant que la société cesse d’en être la victime.

[1] Sur les forces en présence, voir la carte de l’Institute for the study of war (ISW), 16 avril 2020 : http://www.understandingwar.org/backgrounder/syria-situation-report-april-1-14-2020

« font-family: verdana; font-size: 90%; text-align: justify; »[2] Bureau de la coordination des affaires humanitaires, « Syria anniversary press release », 6 mars 2020 : https://reliefweb.int/report/syrian-arab-republic/syria-anniversary-press-release-6-march-2020

« font-family: verdana; font-size: 90%; text-align: justify; »[3] Il a ainsi attendu début avril pour isoler le lieu de pèlerinage iranien, Sayyida Zeinab, près de Damas.

[4] Pour un résumé des mesures économiques, voir Joseph Daher, « “Before Corona, I will die of hunger”: The socio-economic impact of Covid-19 on the Syrian population and new challenges for the regime », The Middle East Directions Programme Blog, 2 avril 2020.

[5] Lisa Wedeen, Ambiguities of domination, politics, rhetoric and symbols in Contemporary Syria, Chicago, Chicago University Press, 1999.

[6] Abdullah Al-Jabassini, « The Baath Party, Local Notables and Coronavirus Community Response Initiatives in Southern Syria », The Middle East Directions, 4 mai 2020.

[7] Oula Al-Rifai, Aaron Y. Zelin, « Les trois gouvernements en Syrie face au Coronavirus » (article en arabe), Al-hurra.com, 4 avril 2020.

[8] Mazen Gharibah et Zaki Mehchy, « Covid-19 pandemic: Syria’s response and healthcare capacity. Policy Memo », London School of Economics and Political Science, 25 mars 2020.

[9] D’après le porte-parole de l’OMS, « The delay, he said, was because the W.H.O. distributed kits to government health agencies first. “The northwest is not a country,” », cité dans Evan Hill and Yousur Al-Hlou, « Wash Our Hands? Some People Can’t Wash Their Kids for a Week », New York Times, 19 mars 2020.

[10] Benjamin Barthe, « En Syrie, des opposants dénoncent « l’instrumentalisation » de l’OMS par le régime », Le Monde, 14 avril 2020.

[11] « Syrie : Michelle Bachelet met en garde contre une bombe à retardement qui ne peut être ignorée », ONU info, 8 mai 2020.

[12] Hussein Ayoub, « Golfe-Syrie. Normalisation à l’heure du coronavirus », Orient XXI, 8 avril 2020.

[13] « Covid-19 et conflits : sept tendances à surveiller », International Crisis Group, 24 mars 2020.