Par Alexandra Novosseloff, le 25 mai 2020
Dr. Alexandra Novosseloff est chercheuse associée au Centre Thucydide de l’Université Paris 2 Panthéon-Assas et chercheuse non résidente à l’International Peace Institute à New York, spécialisée sur le Conseil de sécurité et les opérations de maintien de la paix. Twitter : @DeSachenka
Quelle que soit l’époque et la crise, le Conseil de sécurité des Nations Unies est un reflet du monde, de ses tensions, de ses divisions et de sa capacité à s’unir ou pas. La crise générée par le covid-19 a montré un Conseil absent car profondément divisé. Comme dans les pires moments de son histoire, sa division s’est immiscée dans tous les recoins de son processus de décision, même s’il est tout de même arrivé à adapter ses méthodes de travail au contexte exceptionnel qui l’entoure.
Le 27 mars 2020, un observateur attentif de la vie dans les couloirs de l’ONU, le journaliste Colum Lynch, décrivait ainsi l’attitude du Conseil de sécurité : il « observe la plus grande crise sanitaire mondiale depuis un siècle se dérouler en marge, se disputant sur la nécessité du travail en ligne, rejetant les propositions visant à aider à organiser la réponse à la pandémie et ignorant largement l’appel du Secrétaire général en faveur d’un cessez-le-feu mondial ». La division apparaissait au grand jour alors même que la pandémie touchait désormais presque la totalité des pays de la planète et que le Secrétaire général avait qualifié, le 13 mars, ce virus d’« ennemi commun ».
Ainsi, alors que l’Assemblée générale adopte deux résolutions relatives à cette crise – la première, le 3 avril, appelant à la « coopération » pour mieux lutter contre la maladie ; la seconde, le 20 avril, réclamant un « accès équitable » aux futurs vaccins contre le Covid-19, et soulignant le « rôle dirigeant crucial de l’Organisation mondiale de la Santé » dans la coordination des efforts – le Conseil de sécurité passe son temps à se quereller sur des questions de procédure comme de substance.
Quand il est devenu évident que les membres du Conseil de sécurité ne pourrait continuer à se réunir physiquement (le Secrétaire général ayant demandé à l’ensemble de son personnel de télé-travailler à partir du 16 mars), la Fédération de Russie s’est d’abord montrée réticente à un vote par écrans interposés. Le 27 mars, le Conseil a toutefois réussi à approuver une nouvelle procédure de vote par écrit consistant, pour chaque État membre, à envoyer le résultat de son vote dans les 24 heures, accompagné dans les 3 heures d’une explication de vote, et une annonce des résultats par le président du Conseil devant intervenir dans les 36 heures ; dans les douze heures suivant la fin de la période de vote, le président tiendra une vidéoconférence pour annoncer le résultat du vote. Une résolution adoptée par le biais de cette procédure écrite a le même statut juridique que celle adoptée dans la salle de réunion du Conseil.
La première réunion en vidéoconférence s’est tenue pour entendre l’exposé de la Représentante spéciale du Secrétaire général, cheffe de la MONUSCO, début d’une longue série d’entre elles tenues dans leur grande majorité en anglais, donc sans la traduction simultanée en six langues. La Chine, qui avait la présidence du Conseil de sécurité en mars a fait le service minimum pour mettre le Covid-19 à l’ordre du jour et a repoussé une demande estonienne de déclaration sur la pandémie. Pour la première fois, le Conseil de sécurité a été dirigé à distance pendant le mois d’avril, le représentant permanent de la République dominicaine n’ayant pu rejoindre New York avant la fermeture des aéroports et frontières de son pays.
Ce n’est qu’à l’insistance de l’Allemagne qu’une première réunion, en anglais, est organisée à huis clos le 9 avril, alors que la présidence du Conseil est alors passée entre les mains de la République dominicaine. Le Secrétaire général y fait une courte intervention, soulignant qu’« un signal d’unité et de détermination de la part du Conseil compterait beaucoup en cette période anxiogène » ; le Président du Conseil prononce un bref communiqué à l’issue, apportant son « soutien » au chef de l’ONU.
Deux textes émergent alors : l’un tunisien au nom des membres non permanents (demandant « une action internationale urgente, coordonnée et unie pour limiter l’impact de la Covid-19 »), l’autre français au nom des membres permanents (centré sur un soutien à l’appel d’A.Guterres et sur une « pause humanitaire »), donnant l’impression de deux camps, de deux « systèmes solaires », celui des puissants contre celui des raisonnables (cette division ne recoupant pas celle entre les membres permanents et les membres élus). Les mêmes termes reviennent dans les deux projets, mais dans un ordre différent. Les deux textes sont fusionnés le 22 avril.
Tout au long de ce long processus, les grandes puissances fauteurs de troubles (ou « puissances spoilers » : Chine, États-Unis, Fédération de Russie) se chamaillent sur plusieurs éléments : la Chine refuse d’y voir mentionner l’origine chinoise du virus, ce à quoi les États-Unis tiennent ; les États-Unis refusent de mentionner le rôle indispensable de l’OMS dans la bataille contre le virus, ce à quoi la Chine est attachée ; la Russie et la Chine, rejointes pour un temps par l’Afrique du Sud, refusent que la notion de menace à la paix et à la sécurité internationales soit encore étendue (alors même que le Conseil de sécurité avait déjà reconnu par la Résolution 2177 du 18 septembre 2014 que « que l’ampleur extraordinaire de l’épidémie d’Ebola en Afrique constitue une menace pour la paix et la sécurité internationales ») ; la Russie souhaite que le rôle négatif des sanctions soit mentionné. On joue sur les mots pour avancer quelques pions géopolitiques ici et là ; on y existe pour son opinion publique nationale ; le Conseil est un des lieux où la rivalité sino-américaine s’exprime. Bref, tout au long de cette séquence, le Conseil de sécurité est l’otage des egos des chefs d’États de ces puissances. Cet épisode est aussi le point d’orgue de divisions qui ont des ramifications lointaines, et la crise actuelle représente l’aboutissementde tensions non résolues entre ses membres permanents, qui remontent aux guerres du Kosovo, de l’Iraq, de Libye, de Syrie et de l’Ukraine.
Le 8 mai, alors que le texte du projet de résolution était finalisé, les États-Unis rompent la procédure de silence et donnent un coup d’arrêt à la négociation. L’Allemagne et l’Estonie ne veulent pour autant pas en rester là et mettent sur la table un nouveau texte (même si le précédent texte n’a formellement pas été retiré), encore plus minimaliste, centré sur le soutien à l’appel du Secrétaire général. Mais beaucoup d’États membres du Conseil se demandent alors si la fenêtre d’opportunité n’est pas passée, et si le Conseil ne se ridiculiserait pas encore plus à vouloir adopter un texte coûte que coûte. Son silence n’en reste pas moins embarrassant et marquera cette crise-là.
La lenteur de cette négociation est le résultat de la division du Conseil et du manque de volonté des plus puissants de ses États d’aller au compromis ; c’est un contraste fondamental avec la Résolution 1368 adoptée le 12 septembre 2001, par acclamation. Les attentats du 11 septembre avaient soudé le Conseil face à la menace terroriste (bien qu’aucune définition commune du terrorisme n’ait été adoptée alors et même depuis) ; la pandémie actuelle perpétue voire accentue sa division et a gagné l’ensemble des dossiers (y compris ceux relatifs aux opérations de maintien de la paix, jusqu’à présent relativement épargnés). Cette crise a étalé sur la place publique toutes les divisions du Conseil de sécurité qui sont aussi celles d’un monde désarticulé.