ThucyBlog n° 38 – L’épidémie du Covid-19 en Asie centrale : un moment décisif pour la coopération régionale ?

Source: uzdaily.uz

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Par Aleksandra Bolonina, le 21 mai 2020

Si l’épidémie du Covid-19 l’a contournée au départ en passant de la Chine vers l’Europe, l’Asie centrale n’a toutefois pas été complètement épargnée et le 15 mars le premier cas de coronavirus a été enregistré au Kazakhstan. Aujourd’hui, le nombre total de personnes infectées est évalué à 10 036 en Ouzbékistan, au Kazakhstan et au Kirghizistan [données au 17 mai 2020, source : OMS]. Au Tadjikistan, si une hausse du nombre des patients atteints de pneumonie avait déjà été observée en avril, les autorités ont attendu la veille de l’arrivée de la mission de l’OMS pour reconnaître la présence de l’épidémie sur leur territoire. Parallèlement, le Turkménistan demeure le seul Etat de la région à nier officiellement être touché par le coronavirus.

Au-delà des conséquences sanitaires négatives, l’épidémie de Covid-19 a exacerbé les problèmes socio-économiques dans ces Etats où la situation économique ne s’est pas encore redressée après la chute des prix du pétrole en mars dernier. Ainsi le Kirghizistan est devenu le premier Etat à demander (et recevoir) une aide financière ($121 millions) du Fonds monétaire international. Les effets négatifs de l’épidémie sont (et resteront) d’autant plus tangibles que la fermeture des frontières a mis à l’arrêt la réalisation des projets dans le cadre de l’ambitieuse initiative « Ceinture et route » (Belt and Road Initiative, BRI), promue et financée essentiellement par la Chine, et a créé des obstacles aux échanges au sein de l’Union économique eurasiatique, soutenue largement par la Russie. En plus de cela, le retour massif des migrants travailleurs de la Russie vers leur pays d’origine en Asie centrale, risque de porter un coup sévère aux économies du Tadjikistan et du Kirghizistan où la contribution des transferts financiers de l’étranger constitue à peu près 30 % du PIB.

Certes, il ne fait pas de doute que le retour « à la normale » est une chose certaine et que la Russie et la Chine continueront à asseoir leur présence en Asie centrale après la pandémie. En attendant, la période actuelle, éprouvante sur de nombreux plans, ne serait-elle pas également un test pour la coopération indépendante en Asie centrale ? Faisant écho au renouveau de la coopération dans le format des cinq « stans » depuis 2018, elle offre une occasion unique pour ces Etats de démontrer et réaffirmer leur volonté de défendre l’intérêt régional commun, sans la participation d’une tierce partie.

La coopération régionale en Asie centrale par le truchement d’acteurs extérieurs

Les premières tentatives d’établissement d’une coopération régionale institutionalisée en Asie centrale ont eu lieu dans les années 1990. Initiées essentiellement par l’Ouzbékistan et le Kazakhstan, elles ont pris la forme de l’Union centrasiatique (1994). Cependant, après plusieurs transformations, cette initiative aboutit à un échec et finit par être absorbée par la Communauté économique eurasiatique en 2006. Aujourd’hui, comme le dit Arkadiy Doubnov, « seul Wikipédia s’en souvient ». Cet échec a été conditionné, entre autres, par le fait que le besoin de construction étatique et nationale érigé comme priorité par les jeunes Etats de la région d’une part, et la poursuite de l’intérêt régional commun d’autre part étaient alors difficilement conciliables. Par ailleurs, des problèmes plus concrets et immédiats, tels que la démarcation des frontières, la gestion des ressources hydrauliques et en hydrocarbures, la guerre civile au Tadjikistan (1992-1997) et divers conflits frontaliers ont paralysé cette initiative.

Ainsi, le relais a été pris par les puissances extérieures qui, dans la poursuite de leurs propres intérêts, ont réussi à établir des liens de coopération développés avec les cinq Etats de la région. Certaines d’entre elles ont exploité le narratif des nouvelles routes de la soie pour atteindre leurs objectifs. C’est notamment le cas du Japon (Silk Road Diplomacy, 1997), des Etats-Unis (New Silk Road Initiative, 2011) et de la Chine (Belt and Road Initiative, 2013). Cependant, c’est cette dernière qui a réussi le plus à s’affirmer comme un partenaire incontournable pour les cinq Etats de la région, devenant l’un de leurs trois premiers partenaires commerciaux avec plus de $40 milliards d’échanges en 2018. Parallèlement, la Russie a fait revivre la pensée eurasiatique comme la base conceptuelle de la coopération en Asie centrale, ce qui s’est concrétisée par la création en 2015 de l’Union économique eurasiatique.

S’il est vrai qu’un conflit d’intérêts entre la Russie et la Chine est une constante, les deux puissances préfèrent se concentrer sur leurs points communs, tels que l’objectif de renforcer la coopération entre les cinq Etats d’Asie centrale, vue comme favorable, voire nécessaire à la réalisation de leurs projets respectifs. Dans cette optique, elles mettent en œuvre des projets d’infrastructures visant à assurer des connexions intrarégionales et encouragent la création d’un marché commun régional. Plus implicitement, elles soutiennent également l’idée de la « paix autoritaire » comme garant de la sécurité en Asie centrale, face à la menace terroriste et au trafic de drogue, mais aussi pour prévenir un scénario de type « Printemps arabes », craint par ailleurs par les élites politiques au pouvoir dans les Etats de la région.

Cependant, la coopération en Asie centrale promue par la Russie et la Chine se fait essentiellement selon les canaux bilatéraux et donc selon une logique uniquement interétatique, voire parfois « interélitiste ». Par conséquent, les Etats d’Asie centrale se retrouvent dans une situation que Barry Buzan appelle « overlay », comme celle où « la présence directe des puissances extérieures dans la région est suffisamment forte pour éclipser le fonctionnement normal des dynamiques sécuritaires parmi les Etats locaux ». [Traduction libre]. Autrement dit, les formes que prend la coopération régionale en Asie centrale sont façonnées davantage par les puissances comme la Russie et la Chine que par les Etats de la région, du fait de la forte dépendance de ces derniers vis-à-vis d’elles, notamment pour les investissements, prêts financiers et aides dans le domaine de sécurité.

Une période de crise à valeur de test pour la coopération politique en Asie centrale

Quoi qu’il en soit, on peut observer ces dernières années une prise de conscience des Etats centrasiatiques concernant la nécessité de représenter leur intérêt commun et de parler d’une même voix. Pendant une certaine période, la coopération entre eux était freinée par les régimes politiques isolationnistes de l’Ouzbékistan et du Turkménistan, jusqu’à ce qu’en 2016 Shavkat Mirziyoyev succède à Islam Karimov pour entreprendre une politique d’ouverture. Sous cette nouvelle présidence, l’Ouzbékistan a cherché à renouer des liens amicaux avec ses voisins, efforts traduits dans les faits par des accords de coopération et de partenariat, de même que par l’élargissement de la coopération économique. Ce nouvel élan de la coopération régionale a abouti à un sommet consultatif en mars 2018 « sans tierce personne » des chefs d’Etat d’Asie centrale (le Turkménistan a été représenté par la présidente du Mejlis, son assemblée nationale). La rencontre suivante a eu lieu en novembre 2019, cette fois-ci avec la participation du président turkménistanais. Bien que la portée de ces rencontres reste relativement limitée, elles dénotent toutefois la volonté partagée de créer un dialogue intrarégional sans engagement d’acteurs extérieurs.

Ce dialogue est d’autant plus nécessaire que les cinq Etats (voire six avec l’Afghanistan) sont affectés par des problèmes communs exigeant des solutions communes. Il est donc possible de supposer que les enjeux qui divisent ces Etats, tels que la gestion du débit des fleuves, la démarcation des frontières et des conflits frontaliers pour en nommer quelques-uns, servent également de base à leur coopération. Sans un véritable accord négocié par et entre les Etats de la région, la médiation de tierces parties ne saurait apporter de solutions efficaces et durables à ces problématiques complexes.

« Coronavirus, on n’a pas peur de toi. Kazakhstan » Source: Радио Азаттык © 2019 RFE/RL, Inc

Cela dit, l’épidémie de Covid-19 qui a temporairement éloigné la Russie et la Chine de l’Asie centrale offre une opportunité unique aux cinq Etats de confirmer leur volonté en la matière. Il est vrai que les approches des cinq Etats quant à la gestion de l’épidémie diffèrent et que des mesures protectionnistes ont été introduites avec notamment l’interdiction des exportations de divers produits alimentaires, sanitaires et médicaux de base. Or, dès le début de la pandémie une coopération à l’échelle régionale a été mise en place sous la forme d’appels téléphoniques entre les différents chefs d’Etat de la région. Ces derniers ont eu également l’occasion d’échanger au sujet de la gestion de la crise lors de la vidéoconférence du Conseil turcique à laquelle les présidents des Etats centrasiatiques (sauf celui du Tadjikistan) ont participé. Par ailleurs, confirmant leurs prétentions au rôle de leaders régionaux, l’Ouzbékistan et le Kazakhstan ont fourni de l’aide humanitaire aux deux économies les plus fragiles de l’Asie centrale – le Kirghizistan et le Tadjikistan. En effet le président Mirziyoyev a défini dès son arrivée au pouvoir la coopération régionale en Asie centrale comme « la priorité principale » de sa politique étrangère, tandis que la Conception de la politique étrangère du Kazakhstan pour les années 2020-2030 adoptée le 9 mars 2020 proclame qu’il « est nécessaire de consacrer le statut […] de l’Etat leader dans la région d’Asie centrale ». Source de rivalité potentielle, l’équilibre entre les deux Etats est jusqu’au présent relativement bien maitrisé, non sans gestes symboliques : l’année de l’Ouzbékistan au Kazakhstan en 2018 (et vice-versa en 2019), ainsi que le statut honorifique de président des rencontres consultatives des chefs d’Etat d’Asie centrale octroyé au « leader national » kazakhstanais Noursoultan Nazarbaïev.

Certes, le bilan des efforts de la coopération régionale indépendante pendant la pandémie du coronavirus reste pour le moment incertain, alors que de nombreux obstacles susceptibles de la fragiliser existent toujours. Or, l’activisme des deux Etats leaders régionaux et l’entraide au cours de la crise attestent d’une tendance plutôt positive. C’est leur capacité à maintenir la coopération régionale à travers la crise sanitaire, au moment où elle est d’autant plus vitale, qui déterminera largement son succès à plus long terme.

Pour plus d’informations sur l’Asie centrale, consultez la revue Questions internationales (n°82) « L’Asie centrale, Grand Jeu ou périphérie »