ThucyBlog n° 43 – Peine de mort : l’abolitionnisme, un combat perdu ?

"La mort de Socrate", Tableau de Jacques-Louis David (1787), Metropolitan Museum of Art, New York

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Par Roseline Letteron, le 8 juin 2020
Professeur de droit public à Sorbonne Université, membre du Centre d’histoire du XIXe Siècle, et responsable de la « Journée des Libertés », colloque annuel co-organisé avec le Centre Thucydide et publié par Sorbonne Université Presses. Auteur du Blog « Liberté Libertés Chéries » et d’un manuel de Libertés publiques publié par Amazon (4è édition, 2019)

Les droits de l’homme peuvent-ils être présentés comme universels si le premier d’entre eux, le droit à la vie, ne donne pas lieu à un consensus universel ? La question mérite d’être posée, car la peine de mort demeure aujourd’hui une pratique courante dans nombre d’États, y compris les États-Unis et la Chine, pays suffisamment puissants pour s’opposer efficacement aux pressions abolitionnistes. Dans l’état actuel des choses, la situation semble figée, au point que l’on se demande si la peine de mort intéresse encore, si le combat abolitionniste n’est pas considéré comme un combat perdu.

Au plan universel

Dans un article publié par l’AFRI en 2002, Emmanuel Decaux observait une évolution positive du droit international, dans le but de parvenir à l’abolition générale et universelle de la peine de mort.  Cette évolution se manifestait d’abord par la voie conventionnelle, avec le 2è Protocole facultatif relatif aux droits civils et politique adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies dès le 15 décembre 1989, et l’émergence d’une justice pénale internationale refusant la peine de mort.

Le combat abolitionniste n’a guère progressé depuis cette date. Le 2eme Protocole est demeuré facultatif, et même très facultatif. Alors que l’on dénombre 172 États parties au Pacte de 1966, son 2è Protocole ne regroupe que 88 États, à l’exclusion évidemment de ceux qui conservent la peine de mort dans leur système juridique. Le résultat est que le Protocole ressemble davantage à un club des États abolitionnistes qu’à une arme de guerre contre la peine de mort. Il en de même de la Cour pénale internationale, le Statut de Rome ne regroupant que 124 États parties. Et s’il est vrai qu’elle ne peut infliger la peine capitale aux personnes qui lui sont déférées, elle doit tout de même s’accommoder de l’article 80 du Statut de Rome qui précise, à propos des peines, que « Rien dans le présent chapitre n’affecte l’application par les Etats des peines que prévoit leur droit interne (…) » . Il existe donc une imperméabilité totale entre le système des peines pratiquées par la CPI, et celui pratiqué par les États qui demeurent parfaitement libre de conserver la peine de mort dans leur droit interne.

Si les textes n’ont guère évolué, la diplomatie abolitionniste aurait-elle marqué quelques points ? La Commission des droits de l’homme, devenue Comité des droits de l’homme a adopté une multitude de résolutions qui présentent la caractéristique de n’imposer aucune contrainte aux Etats. L’Assemblée générale elle-même a adopté cinq résolutions entre 2014. Mais il ne s’agissait pas de demander aux Etats d’abolir la peine de mort, tout au plus était-il question de protéger les droits des personnes menacées par cette peine et de « limiter progressivement » son usage. Depuis lors, il ne se passe rien, ou presque. On peut certes prendre note de la rédaction d’un rapport initié par le Haut-Commissaire aux droits de l’homme en 2015 : « Moving away from the death penalty », ensemble de contributions destinées à montrer que les arguments mis en avant pour justifier la peine capitale ne sont pas pertinents. On se doute que ce travail, aussi brillant soit-il, n’a pas dû avoir beaucoup d’influence sur les autorités chinoises ou américaines.

Ce recul du combat abolitionniste s’expliquerait-il par un certain abandon des ONG qui semblent se retirer de ce terrain, pour investir des espaces nouveaux, qu’il s’agisse des modifications climatiques, du droit des femmes, de la liberté religieuse, etc. ? S’il est vrai, par exemple, qu’Amnesty International continue à se battre sur ce terrain, l’abolition de la peine capitale n’est plus qu’un combat parmi d’autres, son activité s’étant considérablement diversifiée depuis sa création.

Au plan européen

Si le combat abolitionniste a plus ou moins déserté le plan universel, peut-être s’est-il replié sur l’Europe ? On sait que le Conseil de l’Europe fut au cœur d’un mouvement abolitionniste, illustré par le Protocole n° 6 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme entré en vigueur en 1985. Il proclame que « la peine de mort est abolie. Nul ne peut être condamné à une telle peine ni exécuté », laissant toutefois subsister la possibilité d’infliger cette peine en temps de guerre. Le traité ne demande donc pas aux États parties d’abolir la peine de capitale, mais il procède lui-même à cette abolition. Par la suite, en 2003, le Protocole n° 13 l’impose « en toutes circonstances ». Le Conseil de l’Europe a donc réussi là où les instances universelles avaient échoué, et est parvenu à imposer des normes contraignantes dans ce domaine.

Mais depuis 2003, les choses ont évolué, et pas toujours dans le bon sens. La Russie tout d’abord, avait signé le Protocole n° 6 en 1997, sans le ratifier, et n’avait ni signé ni ratifié le Protocole n° 13. Depuis cette date, les relations entre la Russie et la Cour européenne des droits de l’homme se sont tendues. Après la condamnation de la Russie en juillet 2014 par la Cour pour le caractère inéquitable de la condamnation du président de Ioukos, Mikhaïl Khodorkovski, Vladimir Poutine a fait voter une loi affirmant la supériorité des décisions de la Cour constitutionnelle russe sur les arrêts de la Cour européenne. La Russie a donc choisi de s’affranchir des décisions de la Cour, et, depuis cette date, elle n’est pas tout-à-fait en dehors du Conseil de l’Europe, mais elle n’est plus tout-à-fait dedans. Il y a donc bien peu de chances qu’elle soit réceptive au mouvement abolitionniste.

La Turquie, quant à elle, avait signé les deux Protocoles, mais elle n’avait pas encore ratifié le second, lorsqu’elle a été condamnée pour violation du droit à la vie, à la suite de la condamnation par un tribunal militaire d’Abdullah Öcalan, le leader du Parti des travailleurs du Kurdistan. Dans un arrêt du 12 mai 2005, la Cour européenne rappelle que tous les Etats membres sauf deux ont alors signé le Protocole n° 13, et que tous les Etats membres sauf trois l’ont ratifié. Ces chiffres, combinés à la pratique constante des États, témoignent d’un consensus autour d’une interprétation de l’article 2 condamnant l’application de la peine capitale en toutes circonstances.

Mais là encore, en Turquie comme en Russie, les relations avec le Conseil de l’Europe se sont tendues, d’autant que les condamnations de ce pays par la Cour se sont multipliées. Après la tentative de coup d’Etat de juillet 2016, Recep Erdogan s’est appuyé sur l’article 15 pour annoncer que la Turquie allait temporairement déroger à l’application de la Convention européenne des droits de l’homme. Quelques mois plus tard, en avril 2017, il n’a pas manqué de promettre à ses partisans un référendum sur le rétablissement de la peine de mort, déclaration qui n’a suscité que des réactions bien tièdes du Conseil de l’Europe et des autres Etats membres. Les uns ont appelé au respect des « valeurs européennes », les autres ont appelé au dialogue, mais personne n’a souhaité que la peine de mort soit l’objet d’une crise ouverte avec la Turquie.

Aujourd’hui, le combat abolitionniste s’est déplacé. Il n’a plus pour objet l’abolition pure et simple de la peine capitale, mais se borne à faire en sorte que les Etats et organisations internationales abolitionnistes n’aient pas de sang sur les mains. Leur système juridique ne doit pas conduire à exposer des personnes à la peine de mort. C’est ainsi que la Cour européenne, dans un arrêt du 2 mars 2010 Al Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni a refusé l’extradition vers leur pays de deux Irakiens arrêtés par les Britanniques en 2003 et soupçonnés de diverses exactions sous le régime de Saddam Hussein. Ils y risquaient en effet la peine capitale.

Le droit français ne pratique pas différemment. Dès 1993, le Conseil d’Etat avait admis la légalité d’un décret d’extradition d’une femme accusée d’avoir fait assassiner son époux par un tueur à gages au Texas, extradition subordonnée à la promesse de la justice texane de ne pas prononcer ou de ne pas exécuter la peine capitale. Des engagements dans le même sens ont ensuite été obtenus de l’Arizona, de Californie,  de Pennsylvanie, et même de Russie. Cette manière d’appréhender la peine de mort n’est guère satisfaisante, ne serait-ce que parce qu’elle fait reposer la légalité d’une extradition sur la seule parole d’un Etat qui pratique la peine de mort, conduisant ainsi à une sorte de classification des Etats en fonction de la fiabilité réelle ou supposée de cette parole.

Pendant que la Cour européenne et les juges internes se donnent bonne conscience, les exécutions continuent dans le reste du monde. Il est impossible de connaître le nombre d’exécutions en Chine, mais Amnesty International parle de « plusieurs milliers » pour l’année 2018. Hormis la Chine, cinq pays étaient responsables, cette même année, de 78 % des exécutions dans le monde : l’Iran, l’Arabie saoudite, le Vietnam et l’Irak. Les deux premiers n’hésitent d’ailleurs pas à recourir à la lapidation.

Quant aux Etats-Unis, s’il est vrai que le courant abolitionniste se renforce dans l’opinion, personne ne songe sérieusement à supprimer une peine qui demeure de la compétence des Etats fédérés. Donald Trump a d’ailleurs décidé, en juillet 2019, de mettre fin au moratoire qui avait interrompu les exécutions pour les crimes fédéraux, à la grande satisfaction de son électorat. Et si une bataille judiciaire est actuellement en cours devant les tribunaux américains sur ce sujet, elle se déroule dans l’indifférence totale du reste du monde.