ThucyBlog n° 49 – Trump contre la Cour
A propos de la stratégie de la « pression maximale » appliquée à la Cour pénale internationale

Partager sur :

Par Julian Fernandez, le 29 juin 2020 

Voir également la tribune publiée dans Le Monde du 27 juin 2020 : cliquez ici

Mais où s’arrêtera Donald Trump dans sa volonté de déconstruire ce qui reste de l’ordre international ? Qu’on en juge. Au cours de son mandat, les États-Unis ont dénoncé six instruments juridiques : l’Accord de Paris sur le climat, l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien, le Traité d’amitié avec l’Iran, le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire, le Protocole optionnel de la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques, et le Traité Ciel Ouvert. Ils se sont aussi retirés de l’UNESCO ou du Conseil des droits de l’homme et sont revenus sur leur signature du Traité sur le commerce des armes et sur celle de l’Accord de partenariat transpacifique. Les États-Unis ont également refusé de participer à de nombreuses négociations internationales comme celles ayant abouti aux Pactes mondiaux sur les réfugiés et les migrations. Ils ont enfin vivement critiqué ou menacé toute une série de régimes bien établis, et jadis portés par eux, comme l’OTAN, l’OMC et, plus récemment, l’OMS, contribuant à les fragiliser. Il manquait au tableau une attaque en règle contre une organisation dont ils ne sont pas même membres. C’est chose faite avec le décret présidentiel (« executive order ») pris par le Président Trump le 11 juin dernier et qui cible la Cour pénale internationale (CPI). Certes, l’opposition américaine à cette juridiction n’est pas nouvelle. Si les États-Unis ont eu un rôle décisif dans l’histoire de la justice pénale internationale en étant à l’initiative des Tribunaux de Nuremberg et de Tokyo ou des Tribunaux pour l’ex-Yougoslavie ou le Rwanda, ils ont toujours refusé de soutenir une juridiction qui pourrait s’intéresser à leurs propres actes ou à ceux de leurs protégés – et en premier lieu Israël. La justice pénale internationale, c’est pour les autres. Toute tentative de l’appliquer aux États-Unis est immédiatement disqualifiée, dénoncée comme du « lawfare », comme une basse manœuvre engagée par leurs rivaux afin de nuire à leurs intérêts. Il n’empêche, le décret récemment pris constitue un pas de plus dans cet unilatéralisme de protection et de revendication qui semble la marque de l’Administration actuelle. 

La faute de la Cour : s’intéresser aux crimes commis en Afghanistan et en Palestine

La Cour pénale internationale, dont le statut constitutif entré en vigueur en 2002 rassemble 123 Etats, n’intervient qu’en cas de défaillance des tribunaux nationaux. Elle a compétence pour juger les individus accusés de crimes de génocide, de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre et, sous certaines conditions, de crimes d’agression. Longtemps, la Cour s’est surtout penchée sur les crimes commis en Afrique. Ce n’est que récemment que son procureur, la Gambienne Fatou Bensouda, s’est intéressée à d’autres terrains, et en particulier aux conflits en Afghanistan et en Palestine, deux Etats ayant rejoint le cercle des parties au Statut de la CPI. Des crimes y auraient été perpétrés par de nombreux acteurs : groupes terroristes, forces locales mais aussi par des troupes étrangères – impliquant précisément des ressortissants américains ou israéliens.

En Afghanistan, les militaires et agents de la CIA sont mis en cause pour avoir commis entre 2003 et 2004 un certain nombre d’actes constitutifs de crimes de guerre (privation de nourriture, de sommeil, manipulation sensorielle, simulacre de noyade, etc.) dans des centres de détention secrets en Afghanistan ou sur le territoire d’autres États (en Pologne, Roumanie et Lituanie qui accueillirent des Afghans suspectés d’appartenir aux Talibans ou à Al-Qaida). On a déjà eu ici l’occasion d’évoquer le contexte général, la première riposte américaine et les tribulations de la Cour sur ce dossier. Le Bureau du Procureur de la CPI n’a pas vraiment fait preuve d’un excès de zèle. Son intérêt pour la situation remonte à plus de dix ans et n’est pas le produit de l’intelligence russe, contrairement à ce que prétendent certains. Il a suffi à l’Accusation de reprendre certains rapports du Sénat américain sur les pratiques de l’Administration Bush et les fameux « memos » torture. Constatant l’absence de poursuites judiciaires aux Etats-Unis, la CPI a donc autorisé en mai dernier la Procureure à ouvrir une enquête sur la situation en Afghanistan.

S’agissant de la situation en Palestine, Fatou Bensouda s’est récemment dite convaincue que des crimes de guerre avaient été commis ou sont en train de l’être en Cisjordanie, notamment à Jérusalem-Est, et dans la bande de Gaza. L’enquête s’intéresse en particulier à certaines opérations menées par Tsahal lors de l’opération « Bordure protectrice » à l’été 2014 ou lors de la « marche du retour » en mars 2018. Elle examine aussi les activités liées à l’implantation de colonies par les autorités israéliennes, activités qui pourraient être constitutives de crimes de guerre (depuis 1967, le nombre de colons en Cisjordanie et à Jérusalem-Est n’a cessé de croître pour atteindre plus d’un demi-million d’individus répartis dans 137 colonies). En janvier dernier, la Procureure a souhaité avant d’ouvrir formellement une enquête, et « compte tenu du caractère unique et hautement controversé des questions juridiques et factuelles liées à cette situation », demander à la Chambre préliminaire de se prononcer sur la compétence territoriale de la Cour sur cette situation. Les juges devront apprécier si la Palestine peut bien être considérée comme un Etat, que ce soit en sa qualité de partie au Statut de Rome ou au regard des critères traditionnellement admis en droit international, et dire si les territoires palestiniens occupés relèvent bien de l’assise spatiale de cet Etat. Le gouvernement d’Israël s’est depuis lancé dans une campagne de lobbying intense pour que ses alliés mais aussi les professeurs étrangers puissent plaider sa cause auprès de la Cour. Il a trouvé, comme souvent, de précieux relais au Sénat américain avec, en mai 2020, une lettre signée par 69 Sénateurs et implorant Mike Pompeo de prendre les mesures nécessaires pour protéger Israël des démarches engagées par la Procureure de la CPI.

La réponse américaine : menaces et volonté de rétablir la dissuasion

Face à la perspective de poursuites engagées contre du personnel américain ou israélien, Donald Trump cherche à rétablir une sorte de dissuasion, à montrer ce qu’il en coûte de s’intéresser judiciairement à ce qui touche la puissance américaine. Rationnel, peut-être, mais certainement pas raisonnable. Le décret présidentiel élève la question au rang d’urgence nationale, une qualification qui permet de se placer sous l’empire de l’International Emergency Economic Powers Act (IEEPA) de 1977. Au demeurant, l’IEEPA est un peu au Président des Etats-Unis ce que le chapitre VII de la Charte des Nations Unies est pour les membres du Conseil de sécurité. Il suffit aux autorités en cause de qualifier discrétionnairement une situation de menace à la sécurité du pays, ou à la paix et à la sécurité internationales, pour être habilitées à prendre toute une série de mesures coercitives qui échappent en pratique à un contrôle judiciaire effectif. En l’espèce, Donald Trump a donc estimé que toute tentative d’enquêter, d’arrêter, de détenir ou de poursuivre des particuliers servant ou ayant servi les Etats-Unis était une « menace inhabituelle et extraordinaire » à la sécurité du pays ainsi qu’à la politique étrangère américaine. Le décret du 11 juin fournit alors le cadre nécessaire à la prise de sanctions économiques envers ceux qui contribuent à la mise en cause de personnels américains ou alliés devant la première juridiction pénale internationale permanente. Il n’est qu’une épée de Damoclès mais il faut bien mesurer à quel point il bouleverserait la vie de ceux qui en seraient victimes si jamais la menace venait à exécution.

Les étrangers soutenant d’une façon ou d’une autre les procédures ouvertes par la Cour et ainsi désignés par le Secrétariat d’Etat sur le fondement de ce décret ne pourraient entrer sur le sol américain, pas plus que leur famille. Surtout, inscritssur les listes de l’Office of Foreign Assets Control (OFAC – la principale agence du gouvernement américain chargée de la mise en œuvre et de l’application des sanctions économiques), leurs biens et avoirs qui se trouveraient sous la juridiction des États-Unis seraient susceptibles d’être saisis et bloqués (maisons, automobiles, comptes bancaires, fonds, facilités de paiement, etc.). Se retrouver sur la Specially designated nationals and blocked persons list de l’OFAC empêche bien souvent toute relation commerciale ou financière majeure, y compris interne, lorsqu’elle nécessite l’intervention même indirecte d’un établissement bancaire américain. On peut par exemple se demander ce qu’il adviendrait du traitement des juges de la CPI s’ils étaient visés sur le fondement du décret. Pourraient-ils ne serait-ce que percevoir leur salaire ?

Le dispositif vise en priorité le personnel et les agents de la Cour (dont des ressortissants de pays alliés, Canada, Royaume-Uni, France…). Mais le champ est en réalité beaucoup plus large. Rien n’exclut, en effet, que tous ceux qui prêtent un concours indirect à l’enquête soient également ciblés (à l’image d’une compagnie aérienne transportant les équipes du Procureur de la CPI vers l’Afghanistan ou vers la Palestine, ou bien d’un établissement hôtelier les hébergeant). « Par ricochet », les sanctions frapperaient aussi les Américains qui commerceraient avec ces damnés. A moins d’obtenir une exemption, les ressortissants ou entreprises nationales commerçant avec les particuliers directement visés s’exposent à leur tour à des rétorsions. Libre à chacun de plaider sa cause auprès de l’OFAC mais les recours gracieux, comme les recours contentieux, ne prospèrent que trop rarement. A moins que le Président écarte ou ne renouvelle pas ce décret, le dispositif ne pourra être abrogé que par une loi – mais, à ce jour, le Congrès n’a jamais remis en cause l’appréciation d’un Président sur ce qui constitue une « urgence nationale » au sens de l’IIEPA.

Bref, même si aucune sanction n’a encore été prise sur le fondement de ce décret et que rien n’oblige l’Administration à le faire, l’instrument constitue, pour reprendre les mots de la Procureure, une « tentative sans précédent et inacceptable d’interférer avec les procédures judiciaires de la Cour ». Il n’est d’ailleurs pas excessif d’y voir, au sens de l’article 70 du Statut de Rome, une nouvelle « atteinte à l’administration de la justice » – sans se faire toutefois d’illusions sur la possibilité que les officiels américains en répondent.

Les leçons de ce nouveau front : à la recherche du leadership perdu

L’attaque renouvelée des États-Unis contre la Cour est un témoignage supplémentaire de la brutalité avec laquelle l’Administration Trump traite les institutions internationales et les ressortissants des alliés historiques des Etats-Unis. Sur le fond, il est vrai, l’orientation actuelle de la politique étrangère américaine ne saurait totalement surprendre. Les États-Unis se désengagent depuis quelques temps du rôle pivot qui était le leur dans la construction d’un système institutionnel global. Une « république impériale », pour reprendre Raymond Aron, mais une république impériale qui se meurt. Il n’y en a plus que pour l’état de la balance commerciale américaine, pour l’« Indo-Pacifique » et pour la menace incarnée par l’Empire du milieu. L’« America First » martelé par Donald Trump s’inscrit ainsi dans la contestation de la grande stratégie d’hégémonie libérale suivie, avec des nuances, par les Administrations du siècle dernier. Tout ce qui est jugé fâcheux est maintenant traité unilatéralement, sans égards pour les partenaires, et par le canal quasi exclusif des moyens coercitifs que la domination économique de l’Amérique et la place du dollar dans le monde permettent. C’est le menu « pression maximale » pour tous. Soit. Mais la politique étrangère des États-Unis peut-elle ainsi se réduire à l’adoption hystérique de sanctions à l’encontre de tout ce qui apparaît contraire à un intérêt très étroitement apprécié ?

A cet égard, punir ceux qui travaillent à la Cour pénale internationale comme on punit ceux qui aident à la prolifération nucléaire interpelle sur la boussole qui oriente l’Administration Trump. Les gels d’avoir et les interdictions de voyager devraient uniquement viser ceux qui commettent des crimes, non ceux qui œuvrent pour que justice soit rendue. L’avenir dira quel aura été l’impact précis de ces mesures prises contre la Cour pénale internationale et à quel point elles ont encore davantage compromis la quête de justice en Afghanistan ou en Palestine. Dans l’immédiat, cette radicalisation de la position américaine affaiblit encore un peu plus le « soft power » qui a fait la force des États-Unis. Elle vient aussi nourrir le discours critique des politiques coercitives adoptées récemment et menace de ce fait l’autorité des sanctions adoptées dans d’autre situations, à l’image de la loi « Cesar » mise en œuvre en parallèle et qui cible pour sa part les responsables des crimes de guerre commis en Syrie. Faut-il espérer que la prochaine élection présidentielle permette à Joe Biden d’être en mesure de revenir à une diplomatie plus éclairée et de restaurer, ici comme ailleurs, au moins partie du leadership américain dont le monde a encore tant besoin ? Certainement nécessaire mais nullement suffisant. Les Etats-Unis ne redeviendront pas dans un proche avenir la puissance tutélaire qu’ils furent pendant la Guerre froide et lors du « moment unipolaire ». Il reste en fin de compte au vieux continent à prendre ses responsabilités et à mieux s’armer pour protéger ses intérêts et sa vision du monde de demain.