ThucyBlog n° 66 – Caractéristiques nécessaires de la conception du progrès

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Par Stéphane F. Roume et Lydia S. El Halw, le 28 septembre 2020

Si la question du progrès réémerge régulièrement dans le débat public, c’est que cette notion représente l’un des buts recherchés ou une promesse en laquelle l’individu ou la société veut croire. Le progrès n’a sa place que s’il existe des besoins à assouvir selon qui l’on est ou qui l’on souhaite devenir. En cela, le progrès, comme tout concept, ne peut être qu’un reflet des masques dont se vêtent un individu ou une société. Selon l’identité dans laquelle l’on veut se reconnaître, l’on portera ou voudra porter différents masques qui, avec l’habitude, pourront devenir de réels visages. Ainsi, lorsqu’un individu se définit comme étant proche idéologiquement d’un parti politique, il en embrassera les valeurs ainsi que la définition de progrès.

A l’échelle d’une société, l’exemple de l’organisation étatique est frappant, ainsi, si un Etat croit en un progrès par la force militaire, celui définira ses actions par ce prisme et se muera peu à peu en Etat militaire. Il existe autant de définitions du progrès qu’il peut y avoir de systèmes de pensées, ainsi l’Etat pourrait adopter la croyance en un progrès scientifique, en un progrès consumériste, ou encore en un progrès via l’épuration ethnique ou raciale. Il n’est pas question ici de savoir si ce progrès sera une réussite ou non, il est simplement question de la posture qu’adopte cet Etat. De la même manière, à une autre échelle, individuelle cette fois-ci, et en prenant un exemple tout autre afin d’illustrer la question de la définition et de la pratique, si un individu souhaite devenir musicien, il se définira comme étant musicien bien cela n’engage en rien quant à la qualité de sa musique. Nous ne discuterons pas ici des moyens ou du temps mis en œuvre en vue d’accéder à un progrès fixé en objectif à atteindre, individuellement ou collectivement.

S’il n’est pas question ici des fins et des moyens, nous proposons en revanche de nous concentrer sur ce qui fait qu’un progrès est envisageable. Qu’est-ce qui fait qu’un individu se dise qu’il peut progresser dans sa pratique musicale ou dans ses performances sportives par exemple ? Qu’un Etat puisse progresser économiquement ou dans un tout autre domaine ? Cet écrit visera ainsi à présenter assez brièvement cinq caractéristiques nécessaires pour que cette notion de progrès soit envisageable. Afin de nous questionner sur les caractéristiques faisant qu’un progrès soit envisageable, nous verrons comment l’écologie est peu à peu devenue, pour de nombreux Etats, un étendard de progrès, un besoin, mais également, un outil répondant à de nombreuses craintes.

L’une des premières caractéristiques permettant d’envisager un progrès, consiste en un pré-requis. Le progrès ne peut s’envisager sans (I) une vision critique du passé ou du présent. Ceux qui ne vivent que du passé et dans le passé ne croiront que difficilement au progrès qu’ils pourraient voir d’un mauvais œil et craindre. Cette vision critique du passé implique une connaissance de ce dit passé ainsi que la compréhension quant au fait que les besoins d’hier ne sont plus les mêmes que ceux d’aujourd’hui ou de demain. Par exemple, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la plupart des Etats considéraient que leurs besoins étaient des besoins de reconstruction et de relance économique. Le progrès envisagé était alors celui de la croissance économique[1]. Au fur et à mesure, certains Etats ont changé de paradigme et ont opté pour un progrès écologique. Selon les besoins et la compréhension que l’on a de la situation, l’on pourra avoir des paradigmes différents, complémentaires voire antagonistes. Ainsi, si certains Etats peuvent continuer à vouloir progresser seulement dans la croissance économique, d’autres prendront en compte l’écologie en la considérant comme compatible avec la croissance économique. D’autres enfin considèreront ces deux paradigmes incompatibles et prôneront la décroissance économique. Ces différences ne tiennent en fin de compte qu’à la vision individuelle et collective que l’on a du monde et de soi-même, ainsi que de sa place dans ce monde. Un Etat en proie à un conflit armé a priori n’affichera pas les mêmes besoins qu’un Etat en paix ; il en découlera, toutes choses égales par ailleurs, que leur conception du progrès sera différente.

Aussi, l’une des caractéristiques rendant un progrès possible est le mode de temporalité dans lequel l’on se projette : (II) le temps ne doit pas être considéré comme totalement cyclique, ni même comme étant en déclin permanent – comme si un paradis à jamais perdu ne pourrait plus jamais être rattrapé ou racheté. Partir d’une telle idée suppose que toute action humaine serait alors soit superflue – car le retour à un meilleur état serait assuré – soit totalement vaine. La croyance en un avenir meilleur possible et atteignable est un élément crucial portant toute notion de progrès.

Ainsi, en matière écologique, un progrès ne pourrait être envisageable si les dirigeants politiques ou la communauté scientifique déclaraient qu’il est déjà trop tard pour revenir à un tableau vert : si les espèces animales et végétales, tant terrestres que marines, n’ont déjà plus leur place sur notre planète, comment pourrait-on envisager un progrès écologique ? Dans ce cadre, on comprend aisément que les actions de préservation des ressources, d’espèces et de lieux naturels ont leur rôle à jouer dans le progrès écologique : ils sont, par leur visibilité et leur extension, la marque voire le symbole qu’il est possible d’œuvrer pour un progrès écologique tangible. Par eux, en quelque sorte, un lendemain considéré comme meilleur devient possible, visible et aux portes des générations futures et présentes. A l’inverse, leur disparition pourrait porter un coup aux espoirs de progrès et d’avancement dans la voie que l’on considère comme meilleure, ici la préservation de l’environnement.

Le progrès s’accompagne également de (III) la foi en le pouvoir de la raison humaine et en ses talents réunis en vue d’engendrer le changement tout en le contrôlant. Cette volonté de contrôle est directement liée à une quatrième condition du progrès, à savoir (IV) la nature de l’environnement de développement dans lequel le progrès est envisagé. Ainsi, le progrès éclora d’autant mieux que l’environnement de développement dudit progrès est séculaire ou, tout du moins, dont le futur ne dépend d’aucunes divinités : il est en effet difficilement envisageable que changement et progrès soient estimés quand la collectivité se croit dépendante seulement ou avant tout de la volonté d’une ou de plusieurs puissances divines agissant selon ses ou leurs propres humeurs ou agendas.

Le changement de paradigme, évoqué plus haut, celui d’une transition écologique, met en exergue ainsi les deux aspects sus évoqués : la confiance en une technologie de pointe offre désormais des opportunités de changement, notamment en repensant les techniques agricoles ou encore le recyclage dès aujourd’hui – ou pour demain . Lorsque le progrès est nécessaire, les changements permettant sa mise en œuvre doivent être opérés immédiatement – dans le cas contraire, on accepte de changer d’identité en raison de l’évolution de ses besoins ou de leur priorité. Là où les besoins se font ressentir, la raison humaine est pourvue de moyens pour les assouvir ; dans un cas contraire, l’homme se retrouverait impuissant en dépit de ses actions et un progrès serait inenvisageable, ce qui réduirait l’individu et/ou la collectivité à espérer un coup de chance ou un miracle, ce qui ne serait pas en soi un progrès.

L’écologie, de par son prisme mondial met en exergue un aspect de la notion de progrès, il s’agit de la croyance collective en un progrès défini collectivement, ainsi de nombreux Etats ont exprimé au sein de l’Assemblée générale des Nations Unies leur impuissance en matière de progrès écologique. Leur argumentaire reposant sur le fait qu’en l’absence de consensus mondial quant au caractère progressif de la préservation de l’écologie – en particulier l’absence d’adhésion de certaines puissances mondiales ayant un plus d’impact sur la planète – toute action qu’ils entreprendraient en vue de d’atteindre leur objectif de progrès serait vain.

Ces discours démontrent encore une fois que pour qu’un progrès soit envisageable, il faut avoir foi en la raison humaine et en ses capacités, notamment de concorde dans le contexte écologique.

Enfin, la cinquième condition pour que l’on puisse croire en un progrès a trait à la relativité temporelle ; il s’agit du fait que (V) les changements induits par un progrès ne doivent être ni trop lents ni trop rapides relativement à l’entité considérée. Un progrès trop lent induirait l’absence de perception dudit changement, un tel ressenti pouvant alors provoquer une certaine lassitude quant aux actes de changements mis en œuvre. Par ailleurs, un progrès trop rapide induirait une difficile adaptation par les différents acteurs impliqués, susceptibles de se sentir désorientés ou perdus. Une fois de plus, cette rapidité est liée à la capacité technique dont un Etat ou un individu sont dotés ainsi qu’à leur mode de vie.

Le progrès écologique, sujet de la présente étude, est en soi une urgence et les changements en la matière se doivent donc d’être spectaculaires et prompts, c’est-à-dire en adéquation avec notre « société 2.0 » où la rapidité d’exécution, l’accélération et le mouvement sont toujours plus recherchés et sollicités ; tout progrès devra dès lors se faire par changements des radicaux et rapides : nous pourrions pointer du doigt ici l’une des plus grandes difficultés de la lutte écologique, à savoir les différents horizons temporels des cultures dans le monde. En effet, mis à part le fait que tous n’ont pas le même impact polluant sur la planète, changer demande une vision à long terme que tous ne partagent pas, au même titre que le concept « d’urgence ». De plus, là où certains progrès s’illustrent de façon spectaculaire, comme la révolution industrielle qui a changé le mode de vie de millions d’individus en Europe, le progrès environnemental consiste, quant à lui, à opter pour des choix collectifs radicaux en vue d’un changement pouvant être perçu comme mineur, puisqu’il s’agit essentiellement de préserver l’environnement dans son état actuel, en ne le détériorant pas davantage donc, ou en étant optimiste, de le ramener à son état d’il y a quelques années, quand l’humanité avait moins détérioré notre bien commun qu’est la Terre.

Ainsi, comme nous l’avons vu, la question du progrès est avant tout une question d’adaptation, d’actions contrôlées et de présentation – en un mot : d’identification, or cette identification est complexe et se caractérise par des phénomènes variables de perceptions. La marche du temps et l’observation du monde, ainsi que de nous-mêmes, nous poussent à (nous) réfléchir devant un miroir : qui ou qu’y voyons-nous ? Quel visage voulons-nous voir ? Quelles actions entreprendre pour être mieux ? Comment définir ce mieux ? Telles sont les questions fondamentales qui nous permettent d’identifier nos besoins, non sans risque de résignation ou d’aveuglement.

[1] La définition même de la conception de la croissance économique pourrait prêter à confusion selon les besoins et objectifs retenus.