ThucyBlog n° 67 – Adieu les Etats-Unis ?

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Par Philippe Moreau-Defarges, le 2 octobre 2020 

En 1965, l’écrivain Romain Gary adresse ses adieux à Gary Cooper, en fait à une Amérique idéale ou plutôt idéalisée, innocente et généreuse, portée par les soldats libérateurs de l’Europe en 1944-1945, par le pont aérien alimentant en dépit du blocus soviétique Berlin en 1948-1949, par le plan Marshall… Gary admire et aime les États-Unis, il épouse Jean Seberg, petite-fille de l’Iowa incarnant tragiquement et magnifiquement, dans ses deux premiers rôles, des héroïnes parfaitement françaises : Jeanne d’Arc puis la Cécile de Bonjour tristesse. Pourtant, pour Gary le Gaullien, il y a quelque chose de pourri dans le royaume américain. Sur fond de guerre du Vietnam, les assassinats de deux frères Kennedy (John en 1963, Robert en 1968), puis le « suicide » à Paris de Jean Seberg (1979), convainquent un Gary prophétique et désespéré (il se suicide en 1980 après avoir créé son double, Émile Ajar) que ses chers États-Unis sombrent irrémédiablement, emportés par un enchevêtrement de corruptions et de complots. Donald Trump ne serait que la Créature d’une Amérique-Docteur Frankenstein.

L’accoucheur de la mondialisation

L’exceptionnalité exceptionnelle de la République américaine s’établit à la rencontre de deux vagues historiques en constante interaction.

D’abord, la construction des États-Unis. Avant même leur indépendance (1776), les Treize Colonies s’édifient comme le laboratoire d’une modernité démocratique éclairée. Mise à l’écart des peuples originaires, importation d’esclaves africains pour les plantations, immigration massive d’Européens, conquête de l’Ouest, tout ou presque indique une vision messianique : celle de bâtir une société humainement homogène, fondée sur la compétition, le travail – évidemment honnête –, la propriété, l’avidité de réussir. La domination du territoire américain est suivie et parfaite par une expansion vers la planète entière, moins par la colonisation que par le rayonnement idéologique et culturel, les trois grands conflits du XXème siècle (guerres mondiales puis Guerre froide) étant en fait des croisades pour la démocratie… à l’américaine. Les États-Unis aiment et savent plaire, faisant de Hollywood la plus formidable machine à diffuser le rêve américain, à faire rêver américain (l’Union soviétique stalinienne réalise dans les années 1930-1940 de très joyeuses comédies musicales communistes !).

Dans les années 1990, Mission accomplie ! Toute la terre ou presque est, ou plutôt paraît être, ralliée au capitalisme démocratique, à un individualisme sans concession. Boys can go home ! Dix ans d’hyperpuissance, de la dissolution de l’URSS en 1991 aux attentats du 11 septembre 2001 contre les Twin Towers de New York. Alors commence une inquiétante dérive : à partir de 2002, prison de Guantanamo, intervention en Afghanistan, « libération » de l’Irak avec fabrication de preuves, recours à la torture…

Parallèlement, le déploiement de plus en plus étendu géographiquement et multidimensionnel de la mondialisation. L’Angleterre des années 1815-1914 se fait, à coups de canon, la promotrice de la mondialisation économique (notamment par les guerres de l’Opium). Dans le sillage des deux guerres mondiales, les États-Unis vont plus loin en formalisant la mondialisation institutionnelle : en 1919, Société des Nations (SDN) ; dans les années 1944-1949, Organisation des Nations Unies (ONU) et institutions spécialisées. Dans ces conditions, comment, au nom de la sécurité collective, rompre avec le Testament de Washington qui interdit toute alliance permanente aux États-Unis en souscrivant un engagement automatique de se porter au secours de nations agressées dont le peuple américain ignore tout ? Comment la première puissance mondiale, mettant au monde le premier système institutionnel planétaire, peut-elle se retrouver une parmi d’autres ? Qui doit l’emporter, la démocratie ou la puissance ?

 Ne plus être que l’un des premiers de la classe planétaire 

Depuis les années 1990, États-Unis et mondialisation ne sauraient que diverger, la seconde s’imposant de plus en plus aux premiers.

La mondialisation ne peut qu’échapper aux États-Unis et à l’Occident. Toutes sortes de métamorphoses souvent monstrueuses s’opèrent : capitalismes d’État, « démocratures » ou démocraties autoritaires… Les valeurs semées par la mondialisation – droit de chacun au progrès et à la richesse, compétition… – stimulent une concurrence âpre de tous contre tous. Celui qui sème le vent récolte la tempête ! Les États-Unis gardent des atouts uniques – esprit d’entreprise, goût de l’innovation, universités et instituts de recherche… – mais, dans un monde régi par l’échange, la comparaison, l’imitation, les États-Unis sont et seront de plus en plus copiés et contestés. Enfin, le poids relatif de l’économie américaine dans l’économie mondiale se réduisant du fait de l’ascension de la Chine et d’autres, le dollar ne peut plus être la valeur refuge qu’il reste, épongeant l’épargne mondiale et laissant les Américains surconsommer… au moins jusqu’à la pandémie du Covid-19 (Safety Trap).

Le vent de l’Histoire, après avoir soufflé depuis les grandes découvertes en faveur de l’Occident, se retourne, semble-t-il, au profit de l’Orient et d’abord de l’Empire du Milieu. Les grandes théories sont toujours approximatives tout en charriant leur part de vérité. La Chine et, au-delà, le Sud savent que la modernisation est incontournable et qu’ils n’ont pas d’autre alternative que de participer à la course. Mais celle-ci est et reste ouverte, mettant de toute manière les concurrents sur un pied d’égalité.

Les États-Unis ne sont plus Superman « bigger than life », surgissant du ciel pour sauver l’humanité . Comme toutes les autres nations, les États-Unis sont tirés par des mythes (self-made man, frontière…) et des héros souvent opposés (Abraham Lincoln, John Rockefeller…). Les États-Unis peuvent-ils vivre sans cette ivresse de la richesse et… du puritanisme ? Depuis les années 1960, le moment Kennedy (1960-1968) met en marche un engrenage tragique de grandeur rayonnante et de corruption nauséabonde, entremêlant scandales financiers, Watergate à répétition, aventures extérieures hasardeuses, opioïdes, obésité, persistance de la question noire et enfin présidence Trump et Coronavirus. Cet affaissement de la puissance américaine est irréversible. Même si les États-Unis conservent une étonnante énergie, matérialisée notamment par les GAFA, ils ne redeviendront pas le pays où tout est possible.

Les États-Unis ont perdu quelque chose qui ne se retrouve jamais : l’exemplarité. Des tueries, la prison de Saddam Hussein convertie en lieu de tortionnaires américains ne s’oublient pas. Les élites américaines, littéralement extraordinaires, des années 1930 (New Deal) aux années 1960 (désastre vietnamien), ont laissé la place au mieux à des gestionnaires froids, au pire à des manipulateurs financiers sans scrupule (scandale Enron, 2001). Ces élites se verrouillent dans des forteresses luxueuses. Tout rêve a son envers, un cauchemar de ghettos et de répression policière.

Plus largement l’humanité est enchaînée aux États-Unis, ce miroir d’elle-même. Les États-Unis ont permis aux Européens de se transcender en se réinventant sur une terre décrétée vierge, cet accomplissement se faisant avec au moins deux crimes : la destruction ou l’asservissement des Amérindiens, et la déportation et l’esclavage de millions d’Africains. Peut-être le temps de l’humiliation est-il venu… Il faudra beaucoup d’intelligence, de sagesse, d’abord chez les descendants des victimes mais aussi chez ceux des ex-vainqueurs, pour que l’apaisement se passe bien…