Par Yves Boyer, le 25 février 2021
Ancien Directeur adjoint de la FRS, ancien professeur à l’Ecole Polytechnique
L’Europe doit se réveiller et concevoir une politique de défense autonome, qui ne sera pas synonyme de rupture transatlantique, mais de partenariat rénové avec les Etats-Unis.
Depuis les origines de l’Alliance atlantique, les États-Unis n’ont cessé d’exercer une forme de tutelle sur leurs partenaires européens, tant il importait d’être soudés face à la menace soviétique. Celle-ci disparue, l’habitude étant prise, certains pays européens se sont vus, sans rechigner, entraînés par Washington dans des aventures lointaines qui se sont finalement révélées être des échecs. En Irak, la présence chiite n’a jamais été aussi forte et en Afghanistan, les Talibans sont aux portes du pouvoir. Dans les années à venir, les Etats-Unis se rallieront-ils à la « croisade des démocraties » contre les États totalitaires, la Chine au premier chef ? Ou bien choisiront-ils une voie originale, celle d’une intransigeance sur le respect des droits humains liée à des projets collaboratifs avec la Chine, devenue un des principaux partenaires commerciaux de l’Allemagne et qui portera 30 % de la croissance mondiale dans les années à venir ?
Incertitudes sur la politique américaine
De part et d’autre de l’Atlantique, les intérêts de l’État ne coïncident plus nécessairement face à la complexité des enjeux sociétaux, commerciaux, énergétiques, monétaires et du cyberespace. Les pratiques unilatérales américaines comme l’extraterritorialité de la loi américaine sont pénalisantes pour les Européens et contrecarrent leurs desseins diplomatiques et leurs entreprises. Dès lors, enjoindre aux alliés de l’OTAN de se ranger systématiquement derrière les positions définies par Washington pose désormais problème.
Selon les champions d’un atlantisme figé, si tout change à grande vitesse, le fonctionnement de l’OTAN qu’il faudrait d’ailleurs étendre urbi et orbi au Japon et à l’Australie doit, lui, demeurer intangible, à l’exception d’un toilettage de surface. Cela révèle une sclérose intellectuelle certaine. Envisager les voies et moyens de l’autonomie stratégique européenne frise encore l’hérésie pour certains. Une telle rigidité provoque des crispations. C’est ce que rappelait la chancelière allemande, Mme Merkel, s’exprimant après l’entrée en fonction de Joe Biden : « Ne pensez-pas que demain, il n’y aura que de l’harmonie entre nous (…) les mêmes défis stratégiques auxquels l’Europe a été confrontée sous le président Trump ne vont pas disparaître. L’Europe va devoir dans son ensemble prendre plus de responsabilité, à la fois au niveau militaire et diplomatique ».
Sur cette voie, l’Union européenne (UE) n’avance pas assez rapidement, car des divisions subsistent en son sein. À l’est de l’Europe, certains pays considèrent que Washington est le seul garant face à la Russie. Leur attitude inconditionnelle à l’égard de l’Amérique rappelle celle des alliés de Rome dont Montesquieu, écrivain du siècle des Lumières, écrivait (dans Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence) qu’il fallait attendre que « toutes les nations fussent accoutumées à obéir comme libres et comme alliées, avant de leur commander comme sujettes, et qu’elles eussent été se perdre peu à peu dans la République romaine ».
De la défense européenne au partenariat transatlantique
Aujourd’hui, la place des Européens sur l’échiquier mondial est devenue un enjeu crucial. Ils se trouvent placés face à un défi existentiel : le possible déclassement stratégique de chaque État et plus globalement de l’UE comme le souligne avec force la Revue stratégique française rendue publique en janvier dernier. Pour éloigner ce risque de déclassement, il leur faut acquérir une forme d’autonomie stratégique, qui va bien au-delà de la défense, pour exister par eux-mêmes. Une UE dont, d’ailleurs, il n’est pas fait mention dans les réflexions sur la politique étrangère du candidat Biden à la Maison Blanche parues au printemps 2020 dans Foreign Affairs. Alliés mais non alignés devrait devenir l’attitude commune des Européens.
Avec une grande constance, les responsables politiques français ont, depuis des décennies, cherchés à faire partager à leurs homologues européens l’idée d’une défense européenne, un des éléments constitutifs de l’autonomie stratégique. Il convient de lever à cet égard toute ambiguïté. Les Français ont développé avec les Etats-Unis des liens militaires bilatéraux extrêmement étroits. Dans certains domaines (nucléaires, espace, etc.) il s’agit d’une coopération, sans égale en Europe, et qui n’a été rendue possible qu’à partir du moment où Paris atteignait un certain niveau de compétences et de savoir-faire, et donc d’autonomie. La recherche de l’autonomie n’est pas synonyme de rupture du lien transatlantique. Elle est destinée à assurer quoiqu’il arrive, y compris le retour à Washington d’une forme de néo-trumpisme, que l’Europe puisse agir comme acteur mondial au mieux de ses intérêts et demeure un allié solide des États-Unis.
La relance actuelle est venue de Paris, principale puissance militaire de l’UE après le départ du Royaume-Uni qui, malgré le Brexit, reste un partenaire de choix en matière de défense. À l’occasion de son discours de la Sorbonne, en septembre 2017, Emmanuel Macron avait émis le vœu « que l’Europe soit dotée d’une force commune d’intervention, d’un budget de défense commun et d’une doctrine commune pour agir ». La chancelière Merkel avait adhéré à l’idée, qu’elle reprit d’ailleurs lors d’un discours devant le Parlement européen en novembre 2018 : « Nous devons travailler à la vision, un jour, de parvenir à une vraie armée européenne ». Cette souveraineté européenne que le chef de l’État français appelle de ses vœux ne doit pas se comprendre comme la négation des souverainetés nationales, mais comme leur prolongement dans un cadre européen. Les Européens doivent inventer cette « conjugaison positive » des souverainetés au service de leur sécurité collective.
Plusieurs écueils se dressent néanmoins sur cette voie. Les questions de défense ne sont pas constitutives, en tout cas jusqu’à présent, de l’ADN de la construction européenne. Les Européens tardent à prendre conscience d’une nouvelle géopolitique basée sur les rapports de puissance. Ils acceptent de parler défense pour contrer la Russie. Ils sont plus que réticents à l’envisager lorsqu’il s’agit de regarder en face l’émergence de nouveaux dangers potentiels qui viennent du Sud, alors même que l’Afrique est en plein bouillonnement démographique (elle représente déjà trois fois le poids démographique de l’Europe) et que la rive sud de la Méditerranée, devenue plus peuplée que la rive nord, reste traversée par des courants islamistes radicaux.
Jusqu’à présent, l’addiction de certains pays européens à la politique militaire américaine avait condamné la défense européenne à rester cantonnée à des domaines périphériques et à n’utiliser, dans le cadre de l’OTAN, que des outils mal ficelés comme les accords « Berlin plus ». De même, l’instrumentalisation par Washington de la technologie pour maintenir la prépondérance américaine sur les affaires militaires européennes perdure. Le choix du chasseur F-35 de Lockheed-Martin conduit à insérer les armées de l’air européennes qui s’en dotent dans un « système de systèmes américain », abandonnant ainsi toute autonomie opérationnelle. À cet égard, il convient de relire un ancien responsable militaire américain, l’amiral Owens : « Nous pouvons établir une nouvelle relation [avec nos alliés] qui soit fondée sur l’avantage comparatif dont disposent les Etats-Unis (…) pour en bénéficier sans avoir à en supporter le coût, la coopération devient attractive avec les Etats-Unis à qui elle offre un droit de regard dans la politique de défense de ses alliés ».
Bien souvent, malgré des capacités techniques et industrielles militaires de premier plan, nombre de projets européens restent dans les limbes. Un sursaut surviendra-t-il enfin ? A cet égard, Paris espère beaucoup du renouveau de la coopération de défense avec l’Allemagne autour des deux grands projets fédérateurs que sont le système de combat aérien du futur (Scaf), incluant aussi l’Espagne, et le programme de char de combat du futur (MGCS).
Parvenir à l’autonomie stratégique de l’Europe consiste ainsi à assembler – sans doute en premier lieu dans un cadre limité à quelques pays – les briques indispensables à une défense européenne autonome et alliée des Etats-Unis. C’est-à-dire d’abord de mettre progressivement sur pied un quartier général de niveau stratégique (OHQ) doté de moyens en mesure de préparer et de planifier des opérations militaires et de définir les critères d’entraînement et de règles d’engagement des forces. Les Européens en ont les capacités humaines, technologiques, industrielles et militaires.
L’Europe pourra alors articuler la place d’une OTAN réformée dans la sécurité européenne avec un partenariat rénové avec les États-Unis. Encore faudrait-il qu’elle se réveille.
Cet article a initialement été publié par le site internet Forum.eu. Nous les remercions de nous avoir autorisé à le reprendre.