ThucyBlog n° 106 – Le droit d’être neutre envers certains groupes armés

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Par Philippe Bou Nader, le 22 février 2021

J’ai tenté, par le biais de deux posts (n° 101 et n° 102), de démontrer à quel point le statut juridique de Neutre Permanent (« NP »)[1] est mis à mal par la soi-disant « Guerre contre le Terrorisme » et, en particulier, par certains agissements des États-Unis d’Amérique (« États-Unis »), telle l’adoption de lois à portée extraterritoriale. Dans un post-réponse (n° 103), le Professeur Serge Sur critiqua ma thèse du fait qu’elle aurait fait l’économie du système de la Charte de l’Organisation des Nations Unies (« ONU »). Selon lui :

i. Le droit de la Charte « n’accepte pas le statut de neutralité» puisque le système de sécurité collective qu’elle mit en place ne pourrait permettre aux États de rester neutres « face à l’agression », que cette dernière soit commise par un État ou par un « groupe terroriste international » ;

ii. Le Conseil de sécurité de l’ONU aurait adopté un régime clair et net de lutte contre le « terrorisme international», qualifié de menace à la paix et la sécurité internationales dans sa fameuse résolution 1368 du 12 septembre 2001 après les attaques du 11 septembre aux États-Unis. Ce régime empêcherait tout État, dont les NP, de maintenir une neutralité face à de tels agissements ; et

iii. Les lois américaines mentionnées dans mes posts seraient quant à elles, selon le Professeur Sur, parfaitement licites puisqu’elles jouiraient de titres de compétence nécessaires, dont le rattachement territorial, et ne constitueraient pas un réel obstacle à une quelconque politique de neutralité qu’un État pourrait adopter envers certains belligérants.

Je réponds au Professeur Sur à travers ce troisième post. J’y réaffirme que le régime de la NP est toujours d’actualité, y compris dans le cadre des relations belliqueuses entre États et groupes armés, et qu’il n’est pas incompatible avec le droit de la Charte. Je refuse donc l’idée doctrinale, que le Professeur Sur semble défendre, selon laquelle le régime de la NP aurait disparu en même temps que le droit de la Société des Nations et de l’avènement du système onusien de la sécurité collective.

La compatibilité de la neutralité permanente avec le droit de la Charte

Des NP membres de l’ONU

Le supposé conflit inhérent et inévitable entre le droit de la NP et celui de la Charte est contredit par le fait que l’ONU ait accepté des NP en tant que membres à part entière. La Suisse, par exemple, a rejoint l’ONU en mars 2002. Le Turkménistan aussi, un autre NP, a quant à lui rejoint l’ONU dès 1995. Son statut de NP fut d’ailleurs l’objet d’une résolution de l’Assemblée générale (A/RES/50/80), qui y réaffirma « le droit souverain que chaque État a de déterminer de façon indépendante sa politique étrangère […] » et considéra que « […] l’adoption par le Turkménistan du statut de neutralité permanente n’influera pas sur les obligations qui lui incombent en vertu de la Charte et contribuera à la réalisation des objectifs » de l’ONU.[2] Cette résolution n’est certes pas suffisante à elle seule pour clore le débat, mais constitue tout de même une illustration non négligeable de la position majoritaire, au sein de la communauté des États, sur la question de la compatibilité de la NP avec les obligations qui découlent de la Charte.

De surcroît, il semble difficile de concevoir en quoi le statut de NP, qui vise à interdire à l’État l’adoptant de provoquer, d’encourager ou de participer à des hostilités armées, contredit les buts de l’ONU, dont ceux de « développer entre les nations des relations amicales fondées sur le respect du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes » (Art. 1 § 2 de la Charte) ou encore de « réaliser la coopération internationale » (Art. 1 § 3 de la Charte). Au contraire, de tels États jouent souvent le rôle d’intermédiaire ou de médiateur entre belligérants, confortant donc leur rôle de défendeur des principes des Nations Unies.

De plus, et malgré le fait que tous les NP soient aujourd’hui membres à part entière de l’ONU, cela ne signifie pas qu’aucun autre régime juridique – autre que celui de la Charte – ne leur est applicable. En d’autres termes, et contrairement à ce que certains défenseurs de ce « machin qu’on appelle l’ONU »[3] affirment, le droit de la Charte n’est pas absolu ou, plus précisément, « all-encompassing ».

Un statut consacré par le droit conventionnel post-Charte et la coutume internationale

Le Professeur Sur affirme dans sa réponse que le statut du NP ferait partie du droit classique – à entendre ancien ou dépassé – antérieur à la Charte et que cette dernière l’aurait rendu inopérant. Il semblerait que cet argument se base sur l’article 103 de la Charte, qui dispose qu’en cas « de conflit entre les obligations des Membres des Nations Unies en vertu de la présente Charte et leurs obligations en vertu de tout autre accord international, les premières prévaudront. » (Art. 103 de la Charte). Or, ce régime n’est pas, par nature, contraire aux obligations onusiennes des NP. Cette contradiction – ou violation par un NP de ses obligations onusiennes – doit en effet être constatée au cas par cas. Prenons un exemple concret :

  • Un NP doit respecter les décisions du Conseil de sécurité (Art. 25 de la Charte) ;
  • Le Conseil de sécurité décide de sanctionner un groupe armé particulier et le qualifie de menace à la paix et à la sécurité internationales ;
  • Le NP en question refuse d’appliquer ces sanctions.

Dans ce cas particulier, le NP concerné viole ses obligations sous la Charte au nom de son statut de NP, rendant ce dernier, dans ce cas particulier uniquement, incompatible avec les obligations onusiennes de l’État l’ayant adopté. Mais nous ne pouvons pas dénoncer ce régime de la NP dans l’absolu.

Preuve en est, le droit international conventionnel post-Charte prend lui aussi en compte le statut de NP, en particulier dans le cadre des conflits armés internationaux. De très nombreux articles du Protocole additionnel I de 1977 aux Conventions de Genève de 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux, dont les articles 2 (c), 9, 19, et 31, sont par exemple consacrées aux questions relatives aux NP, dont la prohibition faite aux belligérants d’utiliser les signes distinctifs d’un NP. Le Comité International de la Croix Rouge en constate même une norme coutumière (Règle 63 – L’utilisation des drapeaux ou pavillons, symboles, insignes ou uniformes militaires d’États neutres ou d’autres États non parties au conflit) qui serait tirée de dispositions législatives ou réglementaires d’une très grande majorité d’États.

Mais qu’est-ce donc que le « terrorisme international » ?

Ma thèse ferait aussi – supposément – le jeu, en quelque sorte, de certains « groupes terroristes internationaux ». A entendre l’argumentaire du Professeur Sur, le Conseil de sécurité aurait réussi à définir ce qu’est le « terrorisme international » – qui serait une menace à la paix et à la sécurité internationales – et entretiendrait une liste exhaustive de groupes armés appartenant à cette catégorie. Or, cela n’est pas le cas et, encore une fois, un NP ne peut pas être condamné pour avoir violé un principe ou un objectif – celui de la lutte contre le « terrorisme » ou « violent extremism ». Il ne pourra être condamné que pour avoir adopté une politique contraire à son obligation de respecter une décision spécifique du Conseil de sécurité relative à un groupe armé particulier – qu’on appellerait groupe terroriste ou non – qui aurait été qualifié de menace à la paix et à la sécurité internationales.

D’ailleurs, cette qualification même de « terroriste », terme pas encore consacré ou défini en droit international,[4] tend à crisper le débat en la matière et à imposer une sorte de présomption d’illicéité – voire d’immoralité dans certains cas – contre les agissements d’un NP. Le cas syrien, que j’ai mentionné dans mes précédents posts, est une parfaite illustration du défaut de conception et de classification de ce qu’est un groupe armé. Concrètement, comment devrait se comporter un NP devant une situation pareille :

  • Lors des 4-5 premières années de ce conflit, la France, le Royaume-Uni et les États-Unis, entres autres États, auraient armé, financé et entrainé de nombreux groupes armés, dont certains de tendance « islamiste » ou « salafiste » ou encore des groupes armés kurdes ;
  • De tels groupes ont fait face aux forces gouvernementales syriennes et à leurs alliés opérationnels non syriens, y compris le Hezbollah libanais et certaines forces gouvernementales iraniennes.

Or, « there are two primary non-State groups, namely the Taliban and Al-Qaida, which have been designated “terrorist” organizations by the Security Council. In 2011, under Security Council resolution 1989 (2011), the Council divided the so-called “Consolidated List” of individuals and entities associated with the Taliban and Al-Qaida into two separate lists: the “Al-Qaida, or 1988 List”, and the Taliban List, which contains those individuals and entities associated with the Taliban who are deemed to present an ongoing threat to the peace and security of Afghanistan. Finally, under Security Council resolution 2253 (2015), the Al-Qaida List was further extended to include ISIL and Al Nusrah Front (ANF). »[5] La seconde liste des Nations Unies relative aux sanctions contre des groupes, individus ou entités qualifiés de terroristes est la « United Nations Security Council Consolidated Sanctions List ».[6] La lecture de ces listes révèle que la quasi-totalité des groupes armés qualifiés de « terroristes » par le Conseil de sécurité sont les organisations Taliban, Al-Qaeda et État islamique, et leurs très nombreux variants de par le monde, dont au Sahel ou encore en Asie du Sud-Est.

En d’autres termes, la plus grande majorité des groupes armés actifs en Syrie – que ces derniers aient combattu pour ou contre le gouvernement de Damas – et en dehors de Syrie ne sont pas officiellement qualifiés de groupes terroristes par le Conseil de sécurité. Ni le Hezbollah libanais, ni certains groupes armés salafistes soutenus par certains États occidentaux en Syrie, – ni d’ailleurs certains groupes armés pro-russes en Ukraine ou encore certains groupes armés actifs en Amérique du Sud –, ne sont qualifiés de groupes terroristes par ce Conseil, et encore moins d’agresseurs ou de menace à la paix et à la sécurité internationales. Comment donc, et sur quelle base, condamner un NP qui souhaiterait maintenir sa neutralité envers de tels groupes ? Quand le Conseil de sécurité se tait – ou est bloqué du fait d’un veto –, l’analyse doit retomber au niveau infra-ONU, donc au niveau des relations entre un NP et un autre État ayant un intérêt à faire cesser les relations de ce NP avec un belligérant.

Apparaissent donc à ce niveau de l’analyse les lois financières américaines effectivement à portée extraterritoriales. Le Professeur Sur affirme que de telles lois jouissent des titres de compétence nécessaires pour ne pas être considérées comme étant internationalement illicites – position avec laquelle je suis d’accord. Néanmoins, et malgré la licéité de leur compétence normative extraterritoriale, ces lois mettent en danger le régime – toujours vivant – de la NP. Comment pourrait en effet faire un État aujourd’hui pour agir en tant que NP – maintenir ses relations avec tout belligérant, sauf ceux officiellement sanctionnés par le Conseil de sécurité – quand Washington, qui exerce un contrôle plus ou moins hégémonique sur le système financier international, vous l’interdit ?

En conclusion, le droit et la possibilité pour un NP de rester neutre envers certains groupes armés n’est pas tant le fruit d’un régime surpuissant que serait celui de la neutralité permanente, mais bien celui de la défaillance du Conseil de sécurité. Même le Président d’un des cinq Membres Permanents de ce Conseil, le Président Macron, se voit confronté à cette réalité et affirma récemment : « Je suis obligé de constater que le Conseil de sécurité des Nations Unies ne produit plus de solutions utiles aujourd’hui. »

Le professeur Sur remercie M. Bou Nader pour ses observations. Il n’a rien à ajouter ni à retrancher de son post précédent et considère pour sa part que le débat est clos, chacun ayant pu s’exprimer.

[1] L’abréviation « NP » sera aussi employée pour le terme « Neutralité permanente ».

[2] Sur le même débat concernant l’accession de la Suisse à l’ONU, voir la thèse Urs Loeffel, Swiss neutrality and collective security : The League of Nations and the United Nations, Naval Postgraduate School, Californie, 2010, 119 p.

[3] Le Président De Gaulle aurait prononcé ces mots en 1960 à Nantes.

[4] La définition donnée par le Tribunal spécial pour le Liban est non seulement isolée, mais elle n’est ni convaincante, ni obligatoire.

[5] United Nations Office on Drugs and Crime, Module 1 – Introduction to international terrorism, Vienne, 2018, p. 10, disponible en ligne.

[6] United Nations Security Council Consolidated List, générée le 15 février 2020.