ThucyBlog n° 101 – La « Guerre contre le Terrorisme » a-t-elle tué le régime juridique de la neutralité ? (1/2)

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Par Philippe Bou Nader, le 4 février 2021

La mal nommée « Guerre contre le Terrorisme », ou, dans sa version la plus euphémiste, la « Guerre contre la Terreur », s’approche à grand pas de son vingtième anniversaire. Outre les centaines de milliers de victimes civiles directes de cette « guerre » – dont l’écrasante majorité est issue de populations du Global South –, et de son coût financier exorbitant pour certains pays occidentaux, tels les Etats-Unis d’Amérique,[1] et non occidentaux mis en demeure de dépenser plus sur cette « guerre », cette dernière a gravement endommagé un des piliers du droit international en matière de sécurité internationale : le droit pour tout État d’être neutre envers quelconque conflit armé. Après les attaques du 11 septembre 2001, les États-Unis ont en effet imposé à tous les États, pris individuellement, de prendre une position claire et nette quant à leur positionnement vis-à-vis de cette « guerre globale » en devenir. Qui aurait oublier la fameuse déclaration de l’ancien Président américain George W. Bush : « Every nation in every region now has a decision to make: Either you are with us or you are with the terrorists » ?[2] L’ultimatum était lancé et la neutralité devint suspecte. Or, un État peut adopter deux sortes de politiques juridiques extérieures neutres :[3]

  1. Une neutralité gouvernée par le droit international conventionnel et consacrée explicitement dans le corpus juridique interne du pays concerné, en général par sa Constitution. L’État qui adopte un tel statut est en général qualifié de Neutre permanent [« NP »] ; et
  2. Une neutralité à caractère plus politique qui ne repose sur aucune base juridiquement contraignante. L’État ayant adopté cette forme de neutralité peut donc, en principe, y mettre fin en toute légalité, nonobstant le prix politique éventuel d’un tel revirement.

Cette première partie d’une contribution en deux temps s’attardera à exposer les droits et obligations d’un NP et les caractéristiques communes aux NP contemporains (1/2). La seconde partie de cette analyse, quant à elle, démontrera comment la « Guerre contre le Terrorisme » a gravement affaibli ce régime juridique (2/2).

Droits et obligations d’un NP

La Convention concernant la neutralité maritime signée par huit États latino-américains à La Havane le 20 février 1928 définit la neutralité permanente comme « la situation juridique des Etats qui ne prennent pas part aux hostilités […] » et qui « crée des droits et impose des obligations d’impartialité qui doivent être réglementés. »

Deux conventions internationales régissent ce régime juridique : la Convention concernant les droits et les devoirs des Puissances et des personnes neutres en cas de guerre sur terre [« Convention sur la neutralité sur terre »] et la Convention concernant les droits et les devoirs des Puissances neutres en cas de guerre maritime [« Convention sur la neutralité en mer »], toutes deux signées à La Haye le 18 octobre 1907.

Le principal droit conféré à un NP est celui de l’inviolabilité de son territoire terrestre et maritime.[4] Le NP qui verrait l’inviolabilité de son territoire non respectée peut y répondre, « même par la force », sans que cela ne soit considéré comme un acte hostile de sa part.[5] En contrepartie, le NP se voit imposer trois sortes d’obligations ou de devoirs :

  1. Un devoir d’abstention, qui interdit au NP d’apporter un quelconque soutien militaire à un belligérant ;
  2. Un devoir de due diligence minimum, qui impose au NP d’user de tous les moyens en sa disposition pour faire respecter son statut de neutre à quelconque belligérant qui voudrait utiliser son territoire dans son conflit. Le NP est par exemple tenu « d’exercer la surveillance, que comportent les moyens dont elle dispose, pour empêcher dans ses ports ou rades et dans ses eaux toute violation» de ses droits.[6] Le pendant pour les belligérants de ce devoir imposé au NP est une série d’interdiction, telle, par exemple, celle d’installer une « station radiotélégraphique ou toute installation de ce genre pour communiquer avec des forces belligérantes sur terre ou sur mer ».[7]
  3. Une obligation d’impartialité, qui impose au NP de traiter les différentes Partites à un conflit armé de façon égale. En d’autres termes, « toutes mesures restrictives ou prohibitives prises par une Puissance neutre […] devront être uniformément appliquées par elles aux belligérants. […] »[8]

Adopter le statut de NP n’est donc pas censé ne conférer que des droits – ou des garanties – au NP. De plus, ce régime impose aux belligérants de nombreuses prohibitions en faveur du NP, dont l’interdiction de « faire passer à travers le territoire d’une Puissance neutre des troupes ou des convois, soit des munitions, soit d’approvisionnements »,[9] de capturer des navires ou d’exercer le droit de visite « dans les eaux territoriales d’une Puissance neutre »[10] ou encore de « faire des ports et des eaux neutres la base d’opérations navales contre leurs adversaires […]. »[11] Ce régime est en effet assez « réaliste » pour ne pas imposer des obligations ou prohibitions aux seuls NP mais aussi aux belligérants eux-mêmes. Cette approche est opportune et est le résultat d’une constatation sereine de la réalité des relations internationales.

L’archétype du NP

Une étude des caractéristiques des pays étant présentement considérés comme neutres permanents[12] laisse en effet apparaitre des caractéristiques communes à ces souverains, qui justifieraient l’imposition d’obligations directes aux belligérants – en plus des devoirs et restrictions imposées au NP :

  1. La neutralité permanente est un phénomène qui ne concerne que les États ou les pays dits « petits », ou « faibles ». Ce ne sont que de tels États qui sont intéressés par cette politique extérieure qui leur permet de contrebalancer leurs moyens très limités, que ces derniers soient démographiques, économiques ou militaires ;[13]
  2. Les États neutres ont, en général, des minorités ethniques, linguistiques ou religieuses susceptibles d’être « exploitées » par des puissances voisines ou lointaines. L’exemple Suisse et ses quatre communautés linguistiques – Allemand, Romanche, Français et Italien – illustre l’intérêt d’adopter une neutralité permanente afin de « disjoncter » ou écarter ces minorités de toute politique interventionniste d’une puissance étrangère qui se voudrait la « défenderesse » de cette communauté ; et
  3. Après avoir adopté une politique extérieure neutre, les États concernés ont « garanti » dans le temps leur statut en accueillant sur leur territoire soit des organisations régionales ou internationales, soit des organisations ou plateformes économico-financières régionales ou internationales de première importance. L’Autriche accueille par exemple de nombreux sièges d’organisations internationales tel celui de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques. Pour que cette politique de neutralité soit effective, donc, les grandes puissances et les État voisins du pays concerné doivent accepter ou reconnaitre l’utilité pour ce pays d’être neutre.[14]

Le régime du NP est donc venu répondre à un besoin des « petits » États de se prémunir ou de se distancier de conflits armés de plus en plus globalisés. Or, la lutte entre certaines puissances globales ou régionales et des groupes armés non-étatiques – pour certains rendus « pires » que d’autres du fait de leur désignation de « groupes terroristes » – met en péril ce statut.

Lire la suite (Partie 2/2) 

[1] Gilles Andréani, La guerre contre le terrorisme : un succès incertain et coûteux, Politique étrangère, 2011/2, pp. 253-266.

[2] Traduction libre : Chaque nation, dans chaque région, a maintenant une décision à prendre : Vous êtes soit avec nous, soit avec les terroristes.

[3] Il est aussi important de distinguer entre les concepts de neutralité et de non-alignement. « While non-alignment asserts freedom of choice among available options in every situation, neutralism is abdication of the right of choosing. » K. Subrahmanyam, The concept of non-alignment, World Future: The Journal of New Paradigm Research, 4 juin 2010, p. 159.

[4] Article Premier de la Convention sur la neutralité sur terre. L’article premier de la Convention sur la neutralité en mer dispose aussi que « Les belligérants sont tenus de respecter les droits souverains des Puissances neutres et de s’abstenir, dans le territoire ou les eaux neutres, de tous actes qui constitueraient de la part des Puissances qui les tolèreraient un manquement à leur neutralité. »

L’article 2, paragraphe 4 de la Charte des Nations Unies dispose déjà que « Les Membres de l’Organisation s’abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies. » Néanmoins, nous n’étudierons pas ici la question de savoir si l’intégrité territoriale d’un NP jouirait d’une certaine « protection renforcée ». Enfin, nous notons que ces conventions ne mentionnent pas le territoire aérien du NP.

[5] Article 10 de la Convention sur la neutralité sur terre. L’article 26 de la Convention sur la neutralité en mer dispose aussi que l’exercice par un NP de ses droits « ne peut jamais être considéré comme un acte peu amical ».

[6] Article 25 de la Convention sur la neutralité en mer.

[7] Article 3 de la Convention sur la neutralité sur terre.

[8] Article 9 de la Convention sur la neutralité sur terre.

[9] Article 2 de la Convention sur la neutralité sur terre.

[10] Article 2 de la Convention sur la neutralité en mer.

[11] Article 5 de la Convention sur la neutralité en mer.

[12] La doctrine admet en général que les pays suivants sont des pays neutres permanents : la Suisse ; l’Autriche ; le Costa Rica ; la Finlande ; l’Irlande ; Malte ; la Moldavie ; la Serbie ; la Suède ; et le Turkménistan.

[13] Voir sur ce point Efraim Karsh, Neutrality and small States, Routledge Revivals, 1988, 238 p.

[14] Sur ce point précis, voir Sophie Enos-Attali, Neutralité permanente et défense originale : un couple inséparable ? Réflexions à partir des cas autrichien et suédois, Les Champs de Mars, 2003/2, N° 14, pp. 121-122 : « Cela suppose que le neutre offre à l’ensemble de la communauté internationale l’image d’un pays stable et viable, non handicapé par la neutralité, et qu’il donne à ses pairs des raisons de croire à sa neutralité, via un comportement irréprochable eu égard aux implications de ce statut. En d’autres termes, pour voir sa neutralité acceptée par les autres acteurs de la scène internationale, un État se doit de la rendre crédible et respectable. »