ThucyBlog n° 102 – La « Guerre contre le Terrorisme » a-t-elle tué le régime juridique de la neutralité ? (2/2)

Partager sur :

Par Philippe Bou Nader, le 8 février 2021

Lire le début (Partie 1/2)

La première partie de cette analyse a exposé le régime juridique de la Neutralité permanente et présenté les caractéristiques « matérielles » partagées par les Neutres permanents [« NP »] contemporains. Cette seconde partie tentera quant à elle de prouver que ce régime de la Neutralité permanente est applicable aux conflits armés impliquants des groupes armés non-étatiques et dévoilera comment certaines lois nationales extraterritoriales mettent gravement en danger ce régime juridique.

Un régime encore valable dans le contexte de la « Guerre contre le Terrorisme »

Le terme « Guerre contre le Terrorisme » n’est pas opportun pour l’étude du droit international relatif à la conflictualité armée. Ce terme insinue en effet qu’un conflit armé internationalisé aurait lieu sur la surface de la planète (un conflit armé global) impliquant donc plusieurs États – États-Unis d’Amérique, France, Royaume-Uni, Russie, Emirats arabes unis, etc. – et de très nombreux groupes armés qui, en fonction des juridictions nationales et/ou régionales, sont désignés de terroristes – Taliban, Al Qaeda, Hezbollah, Hamas, ETA, etc. Cette « Guerre » serait donc un conflit armé actif « partout », entre « beaucoup » d’acteurs étatiques et non-étatiques (tous les groupes armés dits terroristes par certains États ou organisations internationales) et sans fin réelle possible puisqu’un arrêt des hostilités sur le territoire d’un État ne mettrait pas fin à ce conflit global.

Or, le droit international humanitaire et ses méthodes de détermination du début, de la fin et du cadre territorial d’un conflit armé n’admettent pas une telle approche – celle qui défend l’idée d’un conflit armé global – mais divisent les conflits armés entre ceux qui seraient internationaux et d’autres non-internationaux :[1]

  • En ce qui concerne les conflits armés internationaux (entre deux ou plusieurs États), les territoires sur lesquels ils se déroulent sont ceux des États belligérants ;
  • Pour les conflits armés non-internationaux (entre un gouvernement et un/des groupes armés ou entre ces derniers), le territoire sur lequel ils se déroulent est celui même de l’État qui combat des forces armées non-gouvernementales ou sur lequel des groupes armés se combattent.

La « Guerre contre le Terrorisme » ne peut donc pas être considérée comme un conflit armé global du fait duquel tous les territoires nationaux de tous les États feraient partie d’un vaste champ des hostilités.[2] Cette « Guerre » est en fait une série de conflits armés non-internationaux « purs » (un État contre un groupe armé « terroriste » opérant sur son territoire) et non-internationaux « internationalisés » (un État intervient sur le territoire d’un autre État pour l’aider à combattre un groupe armé « terroriste »).

Or, le régime de la neutralité permanente peut être opposable aux belligérants de tels conflits. Par exemple, la Suisse, un NP, et les États-Unis d’Amérique [« États-Unis »] sont tous les deux Parties à la Convention sur la neutralité sur terre. Les États-Unis ont été Partie à un conflit armé non-international mais internationalisé en Irak impliquant de nombreux groupes armés, dont l’organisation État islamique en Irak et au Levant.[3] Dans ce cadre, la Suisse se doit de respecter ses devoirs et obligations en tant que NP par rapport à ce conflit et les États-Unis ne peuvent violer les dispositions de cette Convention concernant l’inviolabilité du territoire suisse. Le régime de la NP est donc encore d’actualité et est opposable aux belligérants de cette « Guerre contre le Terrorisme ».

L’impact de certaines lois nationales extraterritoriales

La viabilité du régime de la neutralité se voit néanmoins de plus en plus menacée par le phénomène grandissant des lois nationales à portée extraterritoriale et, en particulier, de celles adoptées par Washington. Comment ?

L’article 7 de la Convention sur la neutralité sur terre dispose en effet qu’une « Puissance neutre n’est pas tenue d’empêcher l’exportation ou le transit, pour le compte de l’un ou de l’autre des belligérants, d’armes, de munitions, et, en général, de tout ce qui peut être utile à une armée ou à une flotte » :[4]

  • Le maintien de comptes en banque et l’utilisation de ces derniers pour, soit accumuler une richesse qui sera plus tard utiliser pour réarmer le groupe, soit acheter directement des équipements ou payer les « salaires » de ses combattants, peut être considéré comme faisant partie de « tout ce qui peut être utile à une armée» ; et
  • Malgré le fait que les conventions relatives à la neutralité se disent applicables aux Plénipotentiaires – tous des États, évidemment –, rien n’indique que ces derniers aient pris le terme « armée» dans cet article dans son sens « forces gouvernementales » et non « toute force combattante », qu’elle soit gouvernementale ou pas.

L’article 7 de la Convention sur la neutralité sur terre serait donc applicable aux situations suivantes : un État A – NP – permet à ses banques nationales de traiter avec des entités et des personnes liées à un groupe armé B opérant sur le territoire d’un État-tiers C – qui n’est pas l’État-hôte de ce groupe mais son voisin. De telles opérations bancaires permettent au groupe armé B de payer les salaires de ses combattants et de s’approvisionner en équipements. L’État D, une grande puissance, intervient militairement dans le conflit armé impliquant le groupe armé B sur le territoire de l’État C et adopte une loi nationale à portée extraterritoriale qui interdit à tout acteur privé de traiter directement ou indirectement avec le groupe armé B, sous peine d’être sanctionné de diverses manières. De telles actions de la part de l’État D mettent de ce fait l’État A, un NP, dans une position des plus délicates : soit il interdit à ses acteurs privés de traiter avec le groupe armé B et risque de se voir accusé de ne pas être un « vrai » NP et de subir des représailles, soit il adopte une politique de « laisser faire » en la matière qui risque d’aboutir à l’adoption, par l’État D, de sanctions contre lui et son économie. Son statut de NP ne peut en être que menacé.

Or, ce cas théorique a de nombreuses illustrations réelles. Par exemple, les États-Unis ont été Partie à un conflit armé non-international mais internationalisé en Syrie impliquant de nombreux groupes armés, dont le groupe armé libanais Hezbollah, qui participa à ce conflit au côté des forces gouvernementales syriennes. Ce groupe fut désigné par Washington il y a de nombreuses années de groupe terroriste et le Congrès américain adopta fin 2015 le Hizballah International Financing Prevention Act. Ce dernier a une application extraterritoriale et interdit toute transaction ou opération entre des acteurs étrangers, dont « foreign central banks » et « foreign financial institution », et des entités ou des personnes liées à ce groupe, au risque de se voir interdire de conclure des opérations financières en dollar américain et/ou sur le territoire américain ou en lien avec lui. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi, dans ce cas particulier, les banques privées suisses et la banque centrale de ce pays feront en sorte de ne pas traiter avec les entités ou personnes liées à ce groupe armé, mettant néanmoins l’État suisse en contradiction avec son droit sous l’article 7 de la Convention sur la neutralité sur terre et, de façon plus générale, avec son devoir d’impartialité. Dans ce cas donc, une loi nationale extraterritoriale aura eu pour effet d’imposer une obligation supplémentaire sur un NP – ne pas traiter avec un groupe armé particulier –, faisant basculer ce dernier d’une position d’équidistance entre deux belligérants – devoir d’impartialité – à une position d’exclusion d’un belligérant pour le compte du deuxième.

C’est dans ce sens que certaines lois nationales dites anti-terroristes et à portée extraterritoriale mettent en danger la viabilité du régime international de la NP. La nuance du droit résistera-t-elle à la vision manichéenne d’un certain populisme géopolitique ?

[1] Voir sur ce point Laurie Blank et Benjamin Farley, Identifying the start of conflict: Conflict recognition, operational realities and accountability in the post-9/11 world, Michigan Journal of International Law, 2015, Vol. 36, N° 3, pp. 473-481.

[2] Voir sur ce point Tess Bridgeman, The Law of Neutrality and the Conflict with Al Qaeda, New York University Law Review, Vol. 85, N. 4, octobre 2010, pp. 1186-1224. L’auteur y défend en particulier l’importance du régime de la neutralité dans l’accomplissement territorial des Conventions de Genève. Pour cet auteur, les Conventions de Genève de 1949, qui constituent la pierre angulaire du droit international humanitaire contemporain, furent conçues et écrites par les Plénipotentiaires en se basant sur l’hypothèse que le régime de la neutralité serait appliqué là où les Conventions de Genève ne le seraient pas. « Outside of belligerent territory, the laws of neutrality operate. Neutral territory has been of little importance in recent armed conflitcts, but is more relevant in today’s conflict with al Qaeda. » Cette affirmation de l’auteur se base sur l’idée que les États ne reconnaissant pas l’existence d’un conflit armé impliquant Al Qaeda – et ces États sont encore majoritaires dans la communauté internationale – doivent être compris comme étant des États neutres dans ce supposé conflit ; voir aussi Helen Duffy, The « War on Terror » and the Framework of International Law, 2005, Cambridge University Press, p. 332.

[3] L’État Irakien fut en effet Partie à un conflit armé non-international, dans le sens de l’article premier du Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux, l’opposant à ce groupe armé. Cet article définit un conflit armé non-international comme tout conflit armé qui se déroule sur « le territoire d’une Haute Partie contracte entre ses forces armées et des forces armées dissidentes ou des groupes armés organisés qui, sous la conduite d’un commandement responsable, exercent sur une partie de son territoire un contrôle tel qu’il leur permette de mener des opérations militaires continues et concertées et d’appliquer le présent Protocole. »

[4] Article 7 de la Convention sur la neutralité sur terre. Cette disposition est transposée à la lettre dans l’article 7 de la Convention sur la neutralité sur mer.