ThucyBlog n° 103 – Peut-on être neutre face au terrorisme international ?

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Par Serge Sur, le 11 février 2021

Les deux posts (n°101 et n°102) de Philippe Bou Nader interrogent la neutralité, et surtout la neutralité permanente, institution du droit de la guerre classique, face au terrorisme. L’auteur considère que ce statut, ou cette posture s’agissant de la neutralité occasionnelle, liée à un conflit particulier, se trouvent négativement affectés par les mesures américaines prises après les attentats du 11 septembre 2001 et prolongées plus récemment lors du conflit en Syrie. Il estime que le régime de neutralité peut être maintenu par les Etats en présence d’actes et de groupes terroristes internationaux. Cette thèse, provocante, a le mérite de soulever un débat : c’est l’hommage que l’erreur rend à la juste analyse, de permettre sa rectification.

Cette thèse ignore en effet des données fondamentales du droit contemporain de la paix et de la sécurité telles qu’elles sont consacrées par la Charte des Nations Unies. Elle attribue à un Etat en particulier, les Etats-Unis, une position qui est assumée par tous les Etats, et par le Conseil de sécurité. Elle méconnaît les résolutions pertinentes du Conseil de sécurité en la matière, qui s’imposent à tous les Etats et qu’aucun d’entre eux n’a rejetée. La neutralité n’est donc nullement pertinente en la matière. Accessoirement, elle critique l’extraterritorialité supposée de certaines lois américaines, ce qui ne semble pas davantage fondé. C’est donc le télescopage entre deux âges du droit international des conflits qui se trouve en question, le droit de la Charte étant par nature supérieur au droit antérieur et se substituant à lui en la matière. Le mérite des posts concernés est de mettre en lumière ce télescopage. Leur défaut est de faire totalement l’impasse sur le droit des Nations Unies.

La neutralité selon la Charte des Nations Unies

Déjà, la Charte n’accepte pas le statut de neutralité. Dès sa conception, la neutralité a été mal considérée et les pays neutres n’ont pas été admis dans l’Organisation. Les puissances invitantes, celles de la grande alliance contre les puissances de l’Axe, considéraient qu’il n’était pas acceptable de ne pas avoir participé au combat contre ces puissances agressives. Sauf quelques exceptions, on a demandé à tous les candidats de leur déclarer la guerre, ce que certains ont fait à l’ultime moment. C’est par exemple la principale raison juridique qui a conduit à écarter durablement la Suisse de l’ONU. La raison en est que la Charte repose sur la sécurité collective, laquelle demande, voire impose le concours de tous les membres à d’éventuelles actions coercitives contre des pays agresseurs. On ne peut, dans son cadre, être neutre face à l’agression.

Un Etat peut parfaitement refuser de s’engager dans un conflit interétatique jusqu’au moment où le Conseil de sécurité qualifie l’un des belligérants d’agresseur, et prend contre lui des mesures appropriées. Tous les Etats membres sont alors dans l’obligation de concourir dans la mesure de leurs moyens. Pour ceux dont les règles internes interdisent l’utilisation de forces armées à l’étranger, des accommodements sont possibles. Ils peuvent apporter une aide humanitaire, médicale, logistique, financière – ainsi le Japon lors de la guerre du Golfe en 1991, mais ils ne sauraient se déclarer neutres sans manquer aux obligations de la Charte. On ne peut donc opposer un quelconque statut ou une posture opportune de neutralité aux résolutions décisionnelles du Conseil de sécurité. Qu’en est-il précisément dans le domaine du terrorisme ?

La sécurité collective et le terrorisme

Dans la conception de la Charte, la sécurité collective confère à tous les Etats la responsabilité de la sécurité de chacun d’entre eux. Non seulement ils doivent s’abstenir de la menace ou de l’emploi de la force dans les conditions définies à l’article 2 § 4 de la Charte, mais ils doivent apporter leur concours, y compris armé, aux Etats victimes d’agression. Sans doute ce qui est visé c’est la sécurité entre Etats, la sécurité militaire, au sens où tous doivent être à l’abri d’une attaque provenant d’un autre Etat. Mais la notion d’agression n’étant pas définie dans la Charte et aucune définition, surtout pas celle de l’Assemblée générale, ne s’imposant au Conseil de sécurité, il est parfaitement libre de qualifier d’agression les comportements internationaux, voire internes – ainsi l’apartheid fut il en son temps qualifié « d’atteinte agressive à la paix » – qui lui semblent mettre en cause la paix et la sécurité internationale.

C’est ce qu’il a fait pour le terrorisme avec la résolution 1368 du 12 septembre 2001. Certes, cette qualification n’est pas formelle mais indirecte, puisqu’elle résulte de la référence dans le préambule de la résolution à la légitime défense, visée par l’article 51 de la Charte et autorisée précisément en cas d’agression. Or l’article 51 ne demande nullement que l’agression soit le fait d’un Etat, et la pratique des Etats comme celle du Conseil de sécurité montrent que la légitime défense est possible contre les acteurs non étatiques. L’avis consultatif de la CIJ qui semble le contester, à propos de la construction d’un mur entre Israël et la Cisjordanie, est en effet dépourvu d’autorité juridique, outre qu’il est contredit par la pratique – et même par le texte de la Charte (CIJ, 9 juillet 2004, Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé).

Ce qui peut paraître surprenant, c’est que le système de sécurité collective a mieux fonctionné contre le terrorisme et les acteurs non étatiques que dans le cadre des relations interétatiques, pour lequel il avait été conçu. Ce n’est qu’exceptionnellement en effet que des Etats ont été qualifiés d’agresseurs, même indirectement comme l’Iraq après l’invasion et l’annexion du Koweït en 1990. Le Conseil préférait recourir à la notion de « situation » et cherchait à mettre fin aux conflits, lorsqu’il pouvait intervenir, par des voies diplomatiques que par une coercition qu’il aurait été incapable d’exercer. C’est une ruse de l’histoire, ou une flexibilité du système juridique, qui conduisent à ce qu’un mécanisme ne puisse fonctionner dans le cadre prévu pour lui mais se révèle efficace dans un autre, au départ inattendu.

Le Conseil de sécurité et le terrorisme  

La position du Conseil a évolué au cours des dernières décennies[1]. D’abord ignoré, le terrorisme a ensuite été envisagé sous l’angle de la criminalité internationale, enfin comme une atteinte de première importance à la sécurité internationale et traité comme tel. Ignoré au moment des guerres de décolonisation, puis de la lutte armée des mouvements palestiniens contre Israël. A l’époque où fleurissaient les destructions ou détournements d’aéronefs, on a élaboré des conventions sur la sécurité du transport aérien, mais on a soigneusement évité de parler de terrorisme. Il faut attendre la chute de l’URSS et les attentats contre des aéronefs américains et français au début des années 1990 pour que le Conseil décide en 1992 d’actions judiciaires contre des ressortissants libyens considérés comme responsables.

On demande à la Libye de les remettre à la justice et sur son refus on prend contre elle des mesures coercitives. Après un certain temps, la Libye consent à livrer les accusés en question, qui vont être jugés par un tribunal spécial, en partie internationalisé, siégeant à Utrecht. Certains responsables sont condamnés, d’autres non. Il est à souligner que l’on ne met pas directement en cause l’Etat libyen, pourtant à l’origine des attentats de façon couverte, mais les acteurs de l’opération. Poursuivre des individus et ne pas impliquer l’Etat autrement que pour le refus de coopérer judiciairement permet de rester sur le terrain pénal. C’est l’origine à la fois des tribunaux pénaux spéciaux créés ensuite par le Conseil, et de sa réaction après le 11 Septembre.

La Résolution 1368 représente un autre tournant, décisif. Elle est en effet le point de passage international d’une approche judiciaire à une approche sécuritaire du terrorisme. Elle demande que soient traduits en justice les auteurs et complices des attentats du 11 Septembre, et reconnaît en même temps que les Etats-Unis sont en situation de légitime défense. Le Conseil n’est pas en mesure de décider d’une action militaire collective, avec la légitime défense il se défausse donc sur les Etats-Unis. Ceux-ci ont retenu l’option militaire, non sans avoir préalablement demandé à l’Afghanistan la remise des suspects, ce qui leur a été refusé. Guantanamo est en revanche la négation de l’option judiciaire, et sur ce plan les Etats-Unis n’ont pas respecté la résolution.

Très rapidement intervient la résolution 1373, le 28 septembre 2001, qui prévoit un régime complet de lutte contre le terrorisme, universel, civil, multidimensionnel – coopération policière, douanière, en matière de renseignement, transparence financière, pénalisation interne du terrorisme… Ces décisions sont obligatoires et on ne saurait leur opposer quelque neutralité que ce soit. D’autant moins que le Conseil institue un Comité de suivi, composé de tous ses membres, auquel les Etats membres doivent faire rapport à bref délai sur les mesures prises, et qui peut nommer et flétrir les retardataires – naming and shaming – tout en leur proposant une aide technique s’ils ne peuvent prendre les mesures requises. Ce mécanisme permet d’identifier les pays récalcitrants – y compris au nom d’une prétendue neutralité – et le cas échéant de faire pression, voire de prendre des mesures contre eux.

Les Etats-Unis et le terrorisme

On a évoqué le droit des Nations Unies et les mesures du Conseil de sécurité. Qu’en est-il des Etats-Unis, au cœur de la démonstration de M. Bou Nader ? Il est clair qu’ils ne sauraient qualifier autoritairement des acteurs non étatiques de terroristes et imposer cette qualification aux autres Etats, ni au Conseil. Seul celui-ci peut le faire de façon obligatoire et universelle. Il est également exact que la formule « guerre contre le terrorisme » est sans fondement juridique, puisqu’une guerre au sens classique du terme est un conflit entre Etats. Les Etats-Unis ont au demeurant abandonné rapidement la formule pour parler, non plus de GWAT (Global War Against Terrorism) mais de SAVE (Struggle Against Violent Extremism). Leur action s’est en définitive inscrite dans le cadre des résolutions du Conseil, même s’ils ont largement ignoré le recours aux tribunaux et l’information du Conseil sur les mesures prises, pourtant requise par l’article 51 de la Charte.

Un dernier mot sur l’extraterritorialité alléguée de lois américaines, ce qui permet de sortir d’un sujet obsédant, le terrorisme, puisque la question est plus large. En réalité, le terme d’extraterritorialité n’est guère pertinent. Les mesures prises en vertu de ces lois le sont sur le territoire américain, elles ne sont applicables que sur ce territoire et dans la mesure où les personnes visées exercent des activités sur ledit territoire. Il convient donc plutôt de parler de juridiction, et pour éviter l’application des lois américaines il ne faut pas tomber sous la juridiction américaine. On y tombe lorsque l’on pénètre sur le territoire américain, ou que l’on y a des activités – cas des banques européennes – voire que l’on utilise le dollar. C’est là un privilège du dollar, monnaie nationale et monnaie internationale dominante, que tous ceux qui réalisent des transactions par ce moyen courent le risque de tomber sous la juridiction des Etats-Unis. C’est soulever la question du système monétaire international, mais c’est là un autre problème.

[1] Sur l’ensemble de la question, S. Sur, Le Conseil de sécurité dans l’après 11 Septembre, LGDJ, 2005 ; « Le droit international au défi du terrorisme », in Terrorisme et droit international, Académie de droit international de La Haye, 2008