Par Camille Ibos, le 15 février 2021
De 2020, on pouvait anticiper le chaos d’interminables élections américaines. Mais au-delà de celles-ci et de la pandémie du coronavirus, l’année écoulée aura été marquée par des insurrections populaires à travers le monde. Hong Kong, Biélorussie, Nigéria, Bolivie et Thaïlande ont tour à tour été médiatisés. Pour cette dernière, où les soulèvements ont débuté en février dernier, les manifestations ne sont pas un phénomène exceptionnel. Celles-ci sont néanmoins triplement inédites : par leur dimension internationale d’abord ; par le dépassement du tabou sur la figure du monarque ensuite ; et par la réaction du gouvernement en place. Enfin, à l’heure des défis posés par le populisme et les dérives autoritaires, la révolte de ce pays aux 70 millions d’habitants ravive la question de la trans-nationalisation des idées démocratiques par de nouveaux vecteurs.
La Thaïlande, « terre de compromis » ?
Depuis l’abolition de la monarchie absolue en 1932, la Thaïlande a connu vingt constitutions. En 1976 et 2010, le pays a également été déchiré par des manifestations sanglantes, sans oublier une récente junte avec, en 2014, le coup d’état mené par l’actuel Premier ministre Prayut Chan-o-cha. Dans un contexte d’importante fracture sociétale, où cohabitent non seulement ultra-royalistes et militants pro-démocratie, mais également soutiens et opposants de figures politiques contestées, la monarchie, au sein de laquelle seuls trois monarques se sont succédé depuis 1932, a jusqu’ici fait office de symbole d’unité et de pérennité.
Cependant, depuis 2016 et le décès du très apprécié roi Rama IX, la révolte se substitue à la déférence due à l’institution monarchique. Passée son accession au trône, son fils, le controversé Rama X, multiplie les réformes constitutionnelles tendant vers la monarchie absolue, entre suppression du poste de régent et contournement du bureau de contrôle des actifs royaux, qui font de lui le plus riche monarque en exercice. Piment sur le pad thaï, il réside la plupart du temps en Bavière, en est à son quatrième mariage et a nommé son caniche maréchal. À cette figure royale qui ne rassemble plus – mais dont la critique peut entraîner jusqu’à quinze ans de prison pour crime de lèse-majesté –, s’adjoignent la pauvreté grimpante et la croissance poussive dont Chan-o-cha est tenu responsable, de même que de la gestion contestée de la crise sanitaire.
En février 2020, la dissolution, par la Cour constitutionnelle, du parti Anakotmai, arrivé troisième aux élections législatives mais accusé de donations déguisées, représente la dérive de trop pour le peuple thaïlandais. À l’Université Thammasat de Bangkok, lieu historique de contestation, étudiants et jeunes urbains se soulèvent. Le 19 septembre, point culminant de la crise, a lieu la plus grande manifestation depuis 2014. Des dizaines de milliers de révoltés, venant de toutes les sphères de la société, se joignent aux militants de la première heure autour de trois revendications : la démission du Premier ministre Chan-o-cha ; la rédaction d’une nouvelle constitution ; et, pour la première fois, la codification du rôle du roi. Globalement pacifiques, les manifestants insistent : il ne s’agit pas de renverser la monarchie, mais bien de la réformer, de l’ « adapter à la société » en en finissant avec la très décriée loi de lèse-majesté et en séparant les actifs royaux des biens populaires. Face à cette demande inédite, les réactions du gouvernement jonglent entre volonté d’apaisement et escalade des tensions. Lors d’une rare intervention publique, le roi Rama X a qualifié son pays de « terre de compromis » et le Parlement s’est déclaré ouvert à l’examen d’amendements pour une nouvelle constitution. Mais le 17 novembre, alors même que ces discussions étaient en cours, les manifestations ont fait cinquante blessés dont six par balles réelles, une première depuis le début du soulèvement pacifique, et qui rappelle avec douleur les affrontements sanglants de 1976 et 2010.
L’inédite internationalisation des manifestations
Le mouvement de cette année, cependant, diffère fondamentalement des soulèvements historiques par son caractère international. Les premiers manifestants, majoritairement issus de la jeunesse thaïlandaise pro-démocratie, soulignent ainsi l’importance qu’ont eu pour eux les médias en ligne, les réseaux sociaux et Internet, alternatives à la communication gouvernementale et vecteurs de trans-nationalisation des idées démocratiques. Entre déplacements constants pour éviter les affrontements, utilisation de messageries cryptées telles que Telegram et défense contre les canons à eau policiers à coups de parapluies voire de canards gonflables géants – dont le jaune tape-à-l’oeil s’oppose au jaune « monarchie », couleur des soutiens au roi de Thaïlande –, les techniques utilisées lors des rassemblements à Bangkok s’inspirent ouvertement de celles de Hong Kong. Dans les deux cas, il est d’autant plus difficile de mettre fin au mouvement que l’utilisation de ces nouvelles techniques fait de chaque manifestant un leader sans qu’aucun n’en soit vraiment un, malgré l’émergence de figures de proue. Bien que cette absence de leader désigné puisse générer confusion, schismes et un manque de consensus autour de propositions concrètes, les trois demandes du peuple soulevé survivent à ces écueils et demeurent des revendications claires et mobilisatrices. À ces techniques et ces demandes communes, les manifestants partagent également un signe de ralliement, pour contourner la censure et le crime de lèse-majesté: le fameux geste de lever les trois doigts médians, qui vient directement de la dystopie américaine The Hunger Games, est devenu un symbole de défiance pro-démocratique.
Enfin, sous l’impulsion de jeunes connectés pro-démocratie, les militants thaïlandais, hongkongais et taïwanais se sont même rassemblés sous la bannière #MilkTeaAlliance, en hommage à une boisson populaire dans ces trois pays. Devenu un emblème anti-modèle chinois, cause qui rassemble Hongkongais et Taïwanais, ce hashtag gagne du terrain en Inde suite à de nombreux heurts à la frontière avec la Chine. En tant que symbole de solidarité, il se veut également un signe de ralliement transnational pour les autres soulèvements populaires pro-démocratie et anti-pouvoir en place, tels qu’en Biélorussie.
La démocratie, universellement scrutée
En Asie comme ailleurs, 2020 aura été une année de soubresauts démocratiques. À la montée des populismes particulièrement dénoncée depuis 2016, le Brexit et l’élection de Donald Trump, se sont ajoutés la difficile acceptation de la défaite par ce dernier, la jusqu’alors inimaginable invasion du Capitole le 6 janvier, et la méfiance à l’égard des gouvernements et de leurs dérives, défiance rendue plus évidente encore par la pandémie et par la crainte d’un usage politique des mesures exceptionnelles mises en place alors.
De son côté, l’Asie-Pacifique a vu des régimes tant démocratiques – Taïwan, la Corée du Sud – que non-démocratiques – au premier rang desquels la Chine – triompher du virus plus efficacement que les démocraties occidentales. À ce succès, une explication est avancée: celle portée par les régimes de tradition confucianiste, taoïste et bouddhiste qui, comme en Chine et en Thaïlande, privilégieraient l’intérêt collectif par rapport aux intérêts privés. C’est ce même discours qui considère la démocratie libérale, du fait des divisions nationales et des ambitions individuelles qui lui sont propres, comme incompatible avec les valeurs asiatiques. Si cette idée de divergence fondamentale sert les dirigeants qui s’en réclament, elle s’appuie néanmoins sur l’interprétation du bouddhisme et du confucianisme comme systèmes de pensée exaltant la figure d’un « roi sage » plutôt que l’État de droit. En Thaïlande, où la confiance en un dhammaraja, « roi juste et vertueux », est écaillée par les affres du souverain en place et par le bilan contrasté du gouvernement, les manifestants ne semblent cependant plus penser qu’une telle incompatibilité existe entre ses valeurs et plus de démocratie.