ThucyBlog n° 105 – La politique étrangère du président Erdogan : les Balkans comme prochain objectif ?

Photo du président Erdogan brandie à Novi Pazar (Serbie)

Partager sur :

Par Dominique d’Herbigny, le 18 février 2021
Pseudonyme d’un haut fonctionnaire

La politique étrangère de la Turquie s’est faite sans cesse plus offensive et unilatérale ces derniers mois le long et au-delà des frontières traditionnelles des intérêts de la Turquie, que ce soit en Méditerranée orientale à propos des gisements d’hydrocarbures au large de Chypre, ou en Libye et au Haut-Karabagh avec la présence de forces turques ou de supplétifs en soutien aux alliés d’Ankara. Plusieurs raisons combinées expliquent que M. Erdogan voie dans la culture des tensions internationales un atout majeur sur lequel compter.

Bien entendu, il y a la nécessité de détourner l’attention des difficultés économiques patentes ainsi que le terrain propice qu’offre le large consensus politique fondé sur le nationalisme et les questions d’identité ou des thèmes unificateurs tels que les droits maritimes en Méditerranée orientale, la lutte contre le PKK en Syrie ou l’aide apportée à la « nation sœur » d’Azerbaïdjan dans le conflit du Haut-Karabagh contre l’Arménie.

Mais par-dessus tout, il a réalisé que qu’il bénéficiait en réalité d’une large impunité internationale. Les derniers développements au Haut-Karabagh ont, en effet, conforté Ankara dans son idée qu’elle peut modifier la situation et les règles à son avantage en exerçant un rapport de force et le fait accompli. En dépit du caractère agressif, provocateur et décomplexé de ses actions, le pouvoir turc n’a jusqu’ici pas rencontré de réaction suffisamment ferme, en particulier de la part de l’Alliance atlantique, à laquelle elle appartient pourtant depuis 1952 et qui subit les tensions ainsi créées.

Tant que des limites ne seront pas fixées, l’attitude turque risque de se poursuivre et de s’accentuer. Certes, il semble que la fermeté croissante marquée par l’évolution américaine depuis la ministérielle OTAN de décembre et, dans une moindre mesure, par l’Union européenne (UE) pourtant retenue par l’Allemagne, ait conduit Ankara à calmer le jeu depuis le début de l’année 2021. Mais sans changement de direction, il serait imprudent d’y voir davantage qu’une pause. Où interviendra la prochaine provocation turque ? Après le Moyen-Orient (Syrie), la Méditerranée orientale (Chypre, Grèce) et l’Afrique du Nord (Libye) ainsi que le Caucase (Azerbaïdjan) ? En réalité, les Balkans pourraient bien être le prochain théâtre de l’assertivité et interférence turque.

Les Balkans, prochains sur la liste ?

On peut observer que comportement des pays des « Balkans occidentaux » change, en partie sous l’influence de l’investissement régional de la Turquie. Il n’y a eu d’alignement ni de la part de la Bosnie-Herzégovine, ni de la part de la Serbie sur la position de l’UE pour dénoncer et sanctionner l’attitude de la Turquie en Méditerranée orientale par exemple. De manière générale, la fréquence de l’alignement de ces pays sur les positions de politique étrangère européenne s’est raréfiée.

La Turquie aime se présenter comme une « puissance bienveillante » favorisant la stabilité dans les Balkans, une région où elle a exercé sa domination et son influence ottomanes pendant cinq siècles. En réalité, si la stabilité régionale intérieure compte aux yeux d’Ankara, le potentiel des Balkans en tant que plateforme utile de déstabilisation extérieure contre l’UE intéresse tout autant les dirigeants turcs pour semer le trouble ou jouer l’escalade en exploitant les enjeux de l’élargissement, des migrations, du sort des communautés musulmanes ou encore des investissements économiques.

Dans les Balkans, la Turquie peut en effet compter sur de nombreux atouts au-delà même des liens culturels et historiques. Malgré les images d’Épinal, la Serbie n’est pas moins un théâtre d’influence turque que ne l’est la Bosnie-Herzégovine, où les militaires turcs assurent une forte contribution à l’opération de paix EUFOR Althéa de l’UE.

Bien que la Russie et la Turquie cultivent des partenaires privilégiés parfois différents dans la région, les deux pays cultivent le président serbe Alexandre Vucic. La Turquie est active en Serbie sur le plan de l’économie et des infrastructures : des intérêts turcs contribuent au projet d’autoroute Belgrade-Sarajevo ou à l’extension du gazoduc Turkstream. Ankara négocie aussi avec Belgrade un accord de défense incluant la vente de drones turcs. De la même façon que la Russie est moins l’alliée de la Serbie ou de Vucic que l’alliée du nationalisme serbe à l’échelle régionale, Erdogan n’est ni antiserbe, comme en témoignent les liens culturels bien au-delà de la région de Novi Pazar et l’économie, ni anti-Vucic : au contraire, les deux dirigeants partagent les mêmes valeurs illibérales ; la Serbie est partie intégrante de l’histoire ottomane (la vieille ville de Belgrade en témoigne encore) ; et, enfin les deux pays ont su nouer des accords économiques mutuellement intéressants, enfin les intérêts d’État turcs et russes coopèrent bien en Serbie (Gazprom/Turkstream).

Le partenariat russo-turc, l’OTAN et l’Ottoman

Il est révélateur que la récente fermeté américaine à l’encontre de la Turquie sur les systèmes S-400 ait été conçue avec à l’esprit la Russie plus que la Turquie. Ne pas réagir à l’acquisition par un allié de l’OTAN, la Turquie, de systèmes de défense russes S-400 aurait en soi été un signal très risqué à assumer alors que la Russie promeut d’autres contrats de défense déstabilisants en déployant sa corruption d’État à l’échelle mondiale.

Tout ceci souligne encore un autre trait : le rôle du partenariat pragmatique noué entre la Turquie et la Russie sur le dos de l’Occident. Leur convergence stratégique, facilitée par quatre années de négligence de l’administration Trump, révèle que les responsables russes et turcs partagent les mêmes objectifs (imposer une nouvelle réalité géopolitique reposant sur des aires d’influence gérées en dehors de tout cadre multilatéral établi : discussions d’Astana sur la Syrie, dialogue bilatéral sur la Libye au détriment du processus de Berlin, travail de sape de la co-présidence du Groupe de Minsk sur le Haut-Karabagh, etc.), les mêmes méthodes (actions opportunistes, recours décomplexé à la force pour modifier les équilibres du terrain, méthodes de guerre non-linéaire, recours à des mercenaires, y compris d’islamistes syriens et tchétchènes, et des sociétés militaires privées – Wagner pour la Russie, SADAT pour la Turquie), et enfin, les mêmes récits ou discours à l’encontre de l’Occident.

Il n’est plus possible d’ignorer le caractère idéologique de la politique étrangère turque : Erdogan n’agit pas seulement au nom des intérêts turcs (ceux-ci peuvent être discutés voire accommodés ainsi que l’histoire nous l’a enseigné) ; il se présente aussi comme un leader du monde sunnite. Il suffit pour s’en convaincre de se souvenir de sa marche triomphale à Tunis, au Caire et à Tripoli au lendemain des printemps arabes de 2011. Erdogan rêve de proclamer en 2024, un siècle après l’abolition du Califat par Atatürk, un État islamique néo-ottoman, moderne et fort face à Téhéran et Riyad.

La nature du dialogue avec Ankara a donc changé et la donne actuelle perdurera au moins tant qu’Erdogan sera au pouvoir : il convient par conséquent de travailler à élever le coût pour Ankara de son actuelle politique étrangère et à ne plus la laisser l’emporter sans réagir.

La Turquie agit de la manière que nous lui connaissons en partie grâce à la Russie, qui en retour est le principal bénéficiaire de cette situation. Poutine s’est fait d’Erdogan un obligé dès 2016 en l’avertissant du « coup » (d’État) en préparation à Ankara (un peu comme il avait prévenu l’administration Bush d’un risque d’attaque terroriste sur le sol américain juste avant le 11 septembre 2001). Il faut aussi rappeler que la coopération russo-turque se noue après la destruction d’un chasseur russe par les Turcs à la frontière syrienne fin 2015, un incident qui révéla aux deux pays les limites de la réaction de l’OTAN alors que l’un des siens était en cause. L’affaiblissement de l’Alliance, un objectif majeur de Moscou, est sans doute un facteur puissant dans la motivation russe envers Ankara.

Dans ce contexte, il faudra décider comment les États de l’UE et de l’Alliance peuvent (ré)concilier leurs politiques de résilience face aux deux pays, alors que l’un reste un allié et que l’autre n’est pour l’heure pas même un partenaire, et ce, tout en préservant l’unité de l’OTAN et des canaux de dialogue capables de faire la part entre sociétés civiles et États. C’est à juste titre que les Alliés ont privilégié à l’OTAN l’unité et la cohésion par l’intermédiaire d’un code de conduite, même si ce dernier devrait moins permettre de limiter l’activisme turc que l’impasse économique qui guette Ankara.