ThucyBlog n° 111 – De l’affaire des caricatures aux arrestations du 6 février 2021 : retour sur le modèle de contre-terrorisme danois (1/2)

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Par Marie Robin, le 11 mars 2021 

Du 6 au 8 février dernier, les services de renseignement danois, Politiets Efterretningstjeneste (PET), ont procédé à l’arrestation, autour de Copenhague, de sept individus suspectés de planification d’actes de terrorisme. Le réseau a été détecté grâce au signalement, par un revendeur de produits chimiques en Pologne, d’une commande de 5kg de soufre et 5kg de poudre d’aluminium. Fouillés, les appartements des suspects ont révélé la présence de nombreux produits chimiques, d’armes d’assaut, ainsi que d’un drapeau artisanal du groupe Etat islamique. Les sept suspects initiaux ont par la suite été rejoints par six autres individus, accusés d’être « liés à l’affaire » selon le tribunal d’Holbæk. Un quatorzième individu, situé en Allemagne, a également été arrêté par les autorités allemandes. Si les éléments collectés aux domiciles des arrêtés sont inquiétants, il n’existait pas, considère le chef opérationnel du PET, Flemming Drejer, de danger imminent, puisque les différents composants chimiques n’étaient ni assemblés, ni manipulés.

État des lieux

Cette vaste opération antiterroriste n’est pas la première dans un pays qui, depuis près de deux décades est régulièrement confronté à la menace terroriste. Pourquoi et par quoi le Danemark est-il visé ?

L’affaire des caricatures

En 2005, le pays se trouve sur le devant de la scène internationale avec la publication par le journal conservateur Jyllands-Posten de caricatures, dont la plus célèbre représente le prophète Mahomet, une bombe dans son turban. La publication des dessins engendre rapidement une tempête politico-médiatique : en octobre, 11 ambassadeurs de pays musulmans demandent à rencontrer Anders Fogh Rasmussen, le Premier ministre danois de l’époque, qui refuse, arguant ne pas avoir pour mission de contrôler la presse.

En réaction, des manifestations éclatent dans l’ensemble du monde musulman et dans de nombreuses capitales européennes, des drapeaux danois et effigies du Premier ministre sont brûlés, les produits danois sont boycottés, Kurt Westergaard, dont la tête est mise à prix dès décembre 2005, et ses collègues sont placés sous protection policière. Dans les mois qui suivent, les missions diplomatiques danoises à Beyrouth, Damas, Jakarta sont attaquées ; les diplomates danois en Syrie et au Pakistan sont rappelés, l’Arabie saoudite et la Libye ferment leurs missions diplomatiques à Copenhague. Au plus fort de la crise, l’affaire des caricatures est évoquée à l’ONU, l’Union européenne, ainsi qu’à la Ligue arabe et à l’Organisation de la conférence islamique (OCI).

Manifestations, attentats, tentatives depuis les caricatures

Depuis 2005, les caricatures reviennent régulièrement sur le devant de l’actualité. En 2008, deux Tunisiens sont arrêtés pour avoir tenté d’assassiner le dessinateur Kurt Westergaard. « Pour manifester leur soutien contre ce projet d’attentat, quasiment tous les journaux danois reprirent les caricatures du prophète, ce qui eut pour effet immédiat de relancer la polémique sur les sites web djihadistes. Depuis lors, se venger de ces dessins est resté une question de la plus haute importance pour le réseau Al-Qaïda et ses sympathisants »[1]. En septembre de la même année, une vidéo du groupe Al-Qaïda lie explicitement les caricatures à l’explosion d’une voiture piégée devant l’ambassade danoise à Islamabad survenue quatre mois plus tôt.

L’année suivante, le PET découvre que l’un des participants des attaques de Mumbaï de 2008 avait visité les locaux danois du journal du Jyllands-Posten par deux fois. En 2010, alors qu’un individu s’introduit, armé d’une hache, dans le domicile du dessinateur Kurt Westergaard à Aarhus pour l’éliminer, sans succès, le domicile de l’artiste suédois Lars Vilks, lui, est visé par des cocktails molotov. Dans le même temps, l’organisation terroriste Al-Qaïda place le Jyllands-Posten et ses dessinateurs sur la liste des personnes à tuer publiée dans son magazine anglophone Inspire.

En février 2015, un mois après l’attentat contre les journalistes de Charlie Hebdo, une double fusillade éclate à Copenhague visant une synagogue ainsi que le centre culturel Krudttønden, où l’artiste suédois Lars Vilks – auteur d’une caricature de Mahomet avec un corps de chien – assistait à une conférence sur l’islamisme et la liberté d’expression. Si Lars Vilks parvient à s’enfuir, l’attaque fait néanmoins deux victimes civiles et cinq blessés policiers.

La participation danoise aux opérations internationales de contre-terrorisme

Aux tensions liées à la publication des caricatures se sont adjoints de nouveaux facteurs de tension autour du Danemark, ainsi que d’autres formes de menace terroriste. Les menaces formulées contre le Danemark s’intensifient notamment quand le pays participe aux opérations internationales de contre-terrorisme. Le pays s’est engagé en Afghanistan après le 11 septembre 2001, en Irak en 2003, en Libye en 2011. Le Danemark demeure un membre actif de la coalition internationale luttant contre le groupe État islamique, mais aussi de l’intervention conduite par la France au Mali.

Début 2016, le Danemark a ainsi plus de 400 soldats déployés dans la lutte contre le groupe, ainsi que sept F-16 situés sur la base aérienne d’Incirlik en Turquie. Le pays contribue activement à l’entrainement des combattants kurdes en Syrie et en Irak et a envoyé un navire et un hélicoptère ainsi que 195 personnels dans une mission navale européenne dans le détroit d’Hormuz, point névralgique pour la stabilisation des tensions militaires au Moyen-Orient. Le pays est également actif au Mali avec le déploiement d’un avion de transport militaire C-130.

La présence de groupes radicaux sur le territoire danois

Au Danemark agissent en outre des groupes radicaux diffusant de la propagande, cherchant à recruter des individus via internet ou en personne, autour de Copenhague, Aarhus et Odense, ou collectant des contributions financières destinées à soutenir le groupe dans ses opérations en zones de conflit.

Parmi les groupes situés sur le territoire figurent notamment, selon le CounterExtremism Project :

  • Hizb ut-Tahrir, dont la branche danoise Hizb ut-Tahrir Scandinavia appelle la communauté de musulmans danois à s’assembler en un califat islamique. En 2008, le procureur général déclare qu’il n’existe aucun fondement légal pour interdire l’organisation. En 2016 cependant, quand un membre du groupe est arrêté pour avoir planifié l’explosion de deux écoles, la municipalité de Copenhague refuse que le groupe utilise les locaux financés par l’État pour leurs rassemblements.
  • Kaldet til Islam (l’appel à l’islam). Créé en 2009, le groupe se fait notamment connaitre en 2011 avec la mise en œuvre de « zones sharia » dans un quartier de Copenhague. Kaldet til Islam est en contact étroit avec le groupe radical britannique Islam4UK (al-Muhajiroun) créé par Omar Bakri Muhamad. Plusieurs membres de Kaldet til Islam se sont rendus en Syrie et en Irak pour y combattre.
  • Millatu Ibrahim Denmark. Branche danoise de l’organisation militante née en Allemagne, le groupe dénonce la démocratie et plaide pour le respect de la loi coranique au Danemark. Plusieurs de ses membres se sont également rendus en Syrie ou en Irak.
  • De humanitære Hjerter (les cœurs humanitaires). Le groupe fondé en 2014 aurait vendu des autocollants « Soutenez notre Oummah » comportant le logo du groupe État islamique.

Outre les groupes radicaux présents sur le territoire, la mosquée Grimhøj, située à Aarhus cristallise également les tensions et inquiétudes. En septembre 2014, les dirigeants de la mosquée proclament leur soutien au groupe État islamique. En juillet de la même année déjà, l’imam Abu Bilal Ismail y appelait, dans un sermon, à « détruire les juifs sionistes ». En février 2016, le même Abu Bilal Ismail appelle à la lapidation des femmes adultères et déclare que toute personne apostat ou tuant un musulman devrait être tuée. 22 des quelques 100 Danois ayant rejoint les rangs de l’organisation État islamique auraient été des fidèles de la mosquée Grimhøj.

Le Danemark, 2e pourvoyeur européen de combattants (par nombre d’habitants) sur le territoire syro-irakien

Selon le CounterTerrorism Project, plus de 150 citoyens danois auraient quitté le pays entre 2012 et 2018 pour rejoindre les rangs de l’État islamique ou d’autres groupes. Le pays est, après la Belgique, le premier pays pourvoyeur de combattants par nombre d’habitants, pour le califat.

Le Man binder os på mund og hånd (« Ils nous lient par la bouche et la main ») est un chant anti-totalitaire danois datant des années 1940, écrit durant l’occupation. Interprété dans la vidéo ci-dessus par le Danish National Symphony Orchestra, DR BigBand, le Danish National Vocal Ensemble et la soliste Tuva Semmingsen, ce chant fut repris au cours de nombreuses veillées et vigiles pour les victimes de l’attaque de février 2015 à Copenhague.

Certains de ces combattants étrangers danois ont fait la une de l’actualité, à l’instar d’Abu Sa’ad al-Denmarki, citoyen danois ayant commis un attentat-suicide pour l’État islamique en 2014, de Slimane Hadj Abderrahmane, citoyen danois ancien détenu de Guantanamo et décédé en Syrie en février 2014 alors qu’il combattait pour le groupe État islamique, ou du converti Kenneth Sorensen (Abdul Malik) tué au combat en Syrie en mars 2014.

En décembre 2016, une polémique éclate au Danemark quand les autorités arrêtent à Copenhague la citoyenne danoise Joanna Palani, 23 ans, qui avait combattu aux côtés des forces kurdes contre l’Etat islamique. Le motif de son arrestation réside dans la violation, par la jeune femme, d’une interdiction de voyage de 12 mois s’appliquant aux citoyens ayant participé au conflit en Syrie et en Irak. Selon son avocat, « C’est une honte. Nous sommes le premier pays au monde qui punisse une personne qui a combattu du même côté que la coalition internationale. Il est hypocrite de la punir ».

De nouvelles formes de menaces liées à l’extrême-droite et au suprématisme

La radicalité liée à une vision fondamentaliste de l’islam ne constitue pas la seule forme de radicalité présente sur le territoire danois. De plus en plus, le PET insiste sur la présence de cercles d’extrême-droite promouvant des messages racistes et anti-immigration. Ceux-ci organisent des manifestations contre l’islam, des événements en l’honneur de dirigeants nazis et fascistes ou encore des cours à domicile pour planifier des attaques contre certaines minorités religieuses, principalement musulmanes, des centres d’asile, des infrastructures accueillant des réfugiés, ou encore contre certains dirigeants politiques. Par opposition, la menace représentée par un terroriste d’extrême-gauche au Danemark est jugée limitée par le PET et le Center for Terror Analysis.

Le Danemark est donc confronté à un niveau “significatif” de risque terroriste, selon l’évaluation du PET. Pour autant, eu égard aux menaces formulées à l’encontre du pays scandinave, les attaques concrétisées demeurent relativement peu fréquentes et le PET semble obtenir de nombreux succès pour déjouer les attaques en cours. Comment fonctionne donc le modèle de contre-terrorisme danois ?

Lire la suite (Partie 2/2) 

[1] Andersen Lars Erslev, « Terrorisme et contre-radicalisation : le modèle danois », Politique étrangère, 2, Eté 2015, pp. 173-183, p. 177.