Par Marie Robin, le 15 mars 2021
Peu d’attaques ont endeuillé le Danemark ces deux dernières décades, et nombreux sont les observateurs qui soulignent l’efficacité des services de renseignement danois. Alors que l’arrestation de février dernier a permis l’appréhension de 14 personnes accusées de planifier une ou plusieurs attaques terroristes, en décembre 2019 déjà, le pays avait largement communiqué sur l’impressionnante interpellation d’une vingtaine d’individus suspectés d’appartenir à des cellules terroristes et répartis dans tout le pays.
Ces arrestations massives font l’objet d’une vaste communication de la part des médias qui, bien que ne divulguant que très peu de détails sur les opérations ou l’enquête, souhaitent rendre visibles ces succès afin de contribuer à un sentiment de sécurité de la part de la population. Comme le souligne le ministre danois de la justice Nick Hækkerup à l’occasion de l’arrestation du mois dernier, « Nous avons un service de renseignement qualifié, qui veille chaque jour à ce que les attaques terroristes au Danemark ne réussissent pas[1] », puis « Mais encore une fois, c’est aussi le signe que nous avons une police et un service de renseignement qui prennent vraiment bien soin de nous[2] ».
En quoi consiste le modèle danois de contre-terrorisme
Le Danemark ne disposait d’aucune mesure d’urgence liée au terrorisme avant le 11 septembre 2011[3]. De là, les autorités mettent en œuvre rapidement un système d’urgence sophistiqué, sans véritable évaluation de la menace. Depuis, les mesures d’urgence prises en 2001 n’ont jamais été restreintes. Certains ont même été renforcées.
Le modèle danois de contre-radicalisation est majoritairement confié au PET. Sur les 130 millions d’euros en quatre ans prévus par le plan en 12 points bâti par le Danemark, 50% sont réservés aux renseignements militaires, notamment à des fins de surveillance en dehors du territoire. Les services du renseignement extérieur de la défense (FE) sont désormais autorisés à espionner les Danois jugés suspects à l’étranger, sans mandat d’un juge. Cette mesure, qui revient à confier la sécurité juridique à un dirigeant de renseignement militaire a été l’objet de nombreuses critiques de la part d’organisations de défense des droits humains, qui y voient les symptômes d’un État policier.
Ses moyens renforcés, le PET, en accord avec les acteurs de la société civile, met en œuvre ce qui, depuis, a été baptisé le « modèle d’Aarhus » (du nom de la 2e ville du Danemark, si active dans le domaine). Celui-ci fait référence au système à trois niveaux mis en œuvre par le Danemark et devant permettre, selon ses défenseurs, de détecter les signes avant-coureurs de la dérive radicale.
A la base de la pyramide sont mis en place des programmes de proximité à destination des communautés dites à risque (certains quartiers de grandes villes, comme le nord-ouest de Copenhague ou Vollsmose à Odense). Là, des acteurs de la société civile organisent des ateliers et séminaires, les travailleurs reçoivent des formations pour détecter les premiers signes de radicalisation. Un numéro de téléphone est également mis en place avec un officier de police et un travailleur social.
Le deuxième niveau de la pyramide du modèle d’Aarhus fait référence aux prisons. Il consiste à prévenir la radicalité chez les détenus et criminels susceptibles de verser dans la violence politique. Il s’agit à ce niveau intermédiaire d’éviter des phénomènes de « criminalité croisée », c’est-à-dire le recrutement de détenus par des groupes radicaux violents. En effet, Omar el-Hussein, l’homme soupçonné d’avoir orchestré l’attaque de février 2015 à Copenhague se serait radicalisé en prison. Dès lors, le gouvernement danois chercher à renforcer la mise à l’isolement de certains individus, à poursuivre la formation des membres de l’administration pénitentiaire pour permettre une meilleure identification des signes de radicalité. Les fonds dédiés aux prisons sont également augmentés.
Au sommet de la pyramide finalement figurent les personnes déjà identifiées comme radicales ou terroristes par les services de renseignement. L’enjeu consiste ici à les impliquer dans des programmes de « déradicalisation » pour encourager leur désengagement de l’extrémisme violent. Ces programmes de déradicalisation, par opposition au modèle français, ont lieu dans des centres dédiés.
Dans une version idéalement appliquée de ce modèle danois, ce troisième niveau ne devrait pas être atteint et, les arrestations contre-terroristes d’envergure ne devraient pas être nécessaires. De plus en plus de segments de la population danoise demandent par ailleurs que soient durcies les mesures à l’encontre des djihadistes. Quelles sont les potentielles tensions du modèle danois ?
Les limites du modèle danois
Deux tensions principales peuvent être identifiées quant au modèle danois.
La concentration sur une altérité menaçante
Le Danemark, dans son approche de la menace terroriste tend à concentrer son attention sur une menace qui proviendrait majoritairement de l’extérieur, à savoir du jihad en terrain syro-irakien et du retour potentiel des combattants en Europe. Cette attention sur l’extérieur apparait problématique à deux égards au moins.
Premièrement, en concentrant le regard sur l’extérieur, elle ne prend pas en compte une réalité plus endogène des phénomènes de terrorismes : Omar el-Hussein, l’auteur de l’attentat de Copenhague ne revenait pas de Syrie. Face à la menace terroriste, le Danemark formule un discours et une approche contre-terroriste basés sur une altérité menaçante et extériorisée, ceci même quand les terroristes sont nés ou sont des résidents de longue date du pays. « Un des problèmes du modèle danois de contre-radicalisation est qu’il est trop réceptif au discours politique sur l’évaluation de la menace, et donc qu’il brouille la distinction entre menaces extérieures et intérieures. Pour les politiques, il est plus simple que les menaces pour la sécurité danoise proviennent de l’extérieur, et ne soient pas liées à la politique intérieure ou internationale du pays (…). En d’autres termes, le modèle danois de contre-radicalisation conçoit la radicalisation de manière individualisée et dépolitisée. Or, si l’on se refuse à considérer la dimension politique de cette radicalisation, les tentatives de contre-radicalisation risquent de rester vaines »[4].
Deuxièmement, la conception d’une altérité radicale et menaçante conduit à la marginalisation de certains pans de la société et à une politique d’asile parmi les plus restrictives au monde. Cette perception d’une altérité menaçante se perçoit aisément dans certaines des mesures prises par le pays. En 2015, après l’attentat de Copenhague et alors que l’Europe accueille un grand nombre de réfugiés fuyant les conflits au sud de la Méditerranée, le Danemark fait le choix de fermer sa frontière terrestre avec la Suède et l’Allemagne, dont les politiques d’asile sont plus ouvertes. Il renforce par ailleurs les contrôles aux frontières pour les voyages aériens et maritimes. En mars 2015, le gouvernement fait passer un amendement pour annuler les titres de séjour des étrangers ayant « participé à des activités pouvant impliquer ou augmenter le danger à la sécurité nationale, l’ordre publique ou la sécurité d’autres États »[5].
En décembre 2016, le gouvernement poursuit ses mesures contre un “Autre” menaçant en interdisant la venue sur le territoire de certains dirigeants religieux radicaux. 17 « prêcheurs de haine » ont ainsi été rejetés à la frontière pour incitation à la violence, la haine et au terrorisme. Par ailleurs, depuis cette même année, les individus jugés pour terrorisme peuvent perdre leur nationalité danoise, à moins que cette perte les rende apatrides, en vertu du chapitre 13 du code pénal danois.
Enfin, le Danemark examine actuellement un projet de loi qui demanderait à ce que chaque sermon religieux dans une langue autre que le danois soit traduit et soumis à l’État avant d’être lu à l’assemblée de fidèles. La loi, qui s’appliquerait à l’ensemble des cultes et pas seulement à l’islam, servirait à « augmenter la transparence des événements et sermons religieux au Danemark ». La plupart des sermons donnés dans les mosquées danoises se font en arabe. Pour beaucoup de défenseurs de la liberté du culte, cette nouvelle loi constituerait une surveillance inacceptable des groupes minoritaires.
Transparence et publicité du modèle danois
Une deuxième tension inhérente au modèle danois de contre-terrorisme réside dans son apparent caractère public. Les médias danois communiquent largement sur les arrestations d’envergure telle que celle de février dernier, ceci pour renforcer un sentiment de sécurité de la population. Cependant, face à cette apparente publicisation des opérations contre-terroristes, très peu de détails sont véritablement communiqués quant aux dispositifs d’enquête. Ainsi, sur l’opération de février, aucune information n’est disponible quant au projet d’attentat avorté. Le PET n’a dévoilé ni le lieu ni la date de l’éventuelle attaque, de même que l’identité des suspects.
Au-delà des seuls détails liés aux arrestations, les éléments liés à l’enquête sont également gardés secrets. Au Danemark, toute les audiences liées aux affaires de terrorisme se déroulent à huis clos au tribunal de Copenhague. Dans certains cas, les avocats reçoivent même l’ordre de la cour de ne pas discuter avec leurs clients des preuves retenues contre eux.
Publiques pour mieux rassurer, les opérations de contre-terrorisme n’en sont donc pas pour autant transparentes. Certaines organisations de défense des droits de l’homme plaident ainsi pour une plus grande transparence dans le déroulé de l’enquête ainsi que pour un renforcement des droits de la défense.
Définir des critères mesurables et objectivement identifiables d’un objet aussi fluide et malléable que la radicalité fait courir le risque qu’émerge une forme de suspicion généralisée à l’égard de certains segments de la population et à diaboliser un « Autre » réifié vu comme menaçant. Le gouvernement danois est néanmoins décidé à empêcher que ne surgisse une société du soupçon. Comme le souligne Sten Sorensen, chef de l’unité de prévention du crime de la police du Jutland, « La radicalisation est traitée à Aarhus comme le problème de drogue, nous misons tout sur la prévention car les actions de prévention et d’entraide font partie des missions de la police danoise ». En somme, nous dit le Danemark, le terrorisme et la radicalisation relèvent du crime. Ils ne sauraient être vus comme une guerre.
[1] En danois dans le texte, ma traduction. « Vi har en dygtig efterretningstjen este, som hver eneste dag passer på, at det ikke lykkes med terroraktioner i Danmark ».
[2] En danois dans le texte, ma traduction. « Men igen er det også udtryk for, at vi har et politi og en efterretningstjen este, som passer rigtig godt på os ».
[3] Sur l’histoire et les enjeux du modèle de contre-terrorisme danois, voir notamment : Andersen Lars Erslev, « Terrorisme et contre-radicalisation : le modèle danois », Politique étrangère, 2, Eté 2015, pp. 173-183.
[4] Andersen Lars Erslev, « Terrorisme et contre-radicalisation : le modèle danois », Politique étrangère, 2, Eté 2015, pp. 173-183.
[5] Counter Extremism Project, « Denmark : Extremism and Counter-Extremism ».