Par Alexandra Novosseloff, le 18 mars 2021
Dr. Alexandra Novosseloff est chercheure associée au Centre Thucydide de l’Université Paris 2 Panthéon-Assas et chercheure non résidente à l’International Peace Institute à New York, spécialisée sur le Conseil de sécurité et les opérations de maintien de la paix. Twitter : @DeSachenka
Quand on parle de conflits gelés, on pense immédiatement aux zones séparatistes et guerres figées de l’ancien espace soviétique : l’Abkhazie, l’Ossétie du Sud, la Transnistrie, le Haut-Karabakh, territoires qui se sont brièvement soulevés au début des années 90 avant de retomber dans une situation de ni paix ni guerre qu’aucun processus de négociation n’a plus réglé. Mais si l’on élargit la focale, on s’aperçoit que les conflits gelés ne sont pas le monopole de cet espace géographique du Caucase. Il existe bien d’autres conflits gelés de par le monde et qui sont souvent bien plus anciens, même si la doxa internationale ne les a pas forcément qualifiés ainsi : Cachemire, Palestine, Chypre, Sahara occidental. Enfin, il semble que certains conflits soient, sous nos yeux, en train de s’ossifier, de geler, même si les combats font encore rage, faute de résolution : Syrie, Donbass, Yémen. Pourra-t-on d’ici quelques années parler des « nouveaux conflits gelés » comme on a parlé des « nouveaux murs » avec la construction ou la consolidation des murs-frontière après 2001 ? D’ailleurs, tous les conflits qui durent ou les conflits latents peuvent-ils être considérés comme des conflits gelés ?
De quoi s’agit-il ?
Ces derniers mois, les projecteurs de l’actualité internationale se sont braqués à nouveau sur ces conflits particuliers, quand le conflit du Haut-Karabakh s’est « dégelé » à l’automne 2020, alors que le Sahara occidental a fait face à de nouvelles tensions, et que le contexte régional autour de Chypre s’est crispé. Il est donc opportun de s’attarder quelques instants sur une catégorie de conflits qui n’a jamais été bien définie, qui a été cantonnée à un espace géographique précis alors même que celui-ci n’a certainement pas le monopole de ces conflits.
Tel qu’habituellement défini, un conflit gelé est « une situation dans laquelle un conflit armé actif a pris fin, mais aucun traité de paix ou autre cadre politique ne résout le conflit à la satisfaction des combattants » ; ainsi le conflit peut-il recommencer à tout moment, créant un environnement d’insécurité et d’instabilité permanent. Ce terme a sans aucun doute une connotation de guerre froide, période pendant laquelle on parlait souvent de gel, de dégel ou de regel, même si cela semble quelque peu en contradiction avec une notion précisément apparue à la fin de la guerre froide. D’ailleurs, à cette expression, les Russes préfèreraient celle de « conflit non résolu ». Et à l’OSCE, les diplomates parlent plutôt de « protracted conflict », donc de conflit prolongé, de conflit qui dure. Mais tout conflit dont l’activité militaire s’inscrit dans la durée (Syrie, Yémen, Donbass, etc.) est-il forcément un conflit gelé ? Une donnée est certaine : il n’existe pas de définition internationalement acceptée de ce qu’est un « conflit gelé ». Ne peut-on pas pour autant dégager un certain nombre de caractéristiques communes à ce type de conflits qui permettrait de mieux préciser ce concept ?
Conflits gelés, conflits insolubles
Les « conflits gelés » sont avant tout des conflits insolubles et c’est aussi pour cela qu’ils durent. Le processus de négociation qui leur est attaché est en panne. Le conflit est comme suspendu à son processus de règlement qui n’arrive pas à avancer, encore moins à conclure. Les populations affectées par ces conflits se retrouvent ainsi dans un état de ni guerre ni paix où la victoire militaire des uns n’a pu être transformée en réussite politique, et parce que la partie victorieuse n’a pas pu prendre le pas entièrement sur ceux qu’elle a défait, que le fait accompli d’une des parties n’a pu être transformé parce que forcément tombé dans l’illégalité internationale. Il ne se passe donc plus grand-chose dans ces conflits ; ils ne font plus de victimes ou presque ; mais la situation économique de ces territoires est souvent désastreuse. Des dispositifs internationaux (ONU, Union européenne, OSCE) ou bilatéraux (forces russes en Abkhazie, Transnistrie, Haut-Karabakh et Ossétie) ont été mis en place et sont souvent accusés de contribuer au maintien du statu quo dans l’attente de la reprise des négociations. Au fil des années, ces conflits tombent quelque peu dans l’oubli : « Les médias autant que les chancelleries les négligent jusqu’à ce que le réveil des combats ne vienne rappeler leur existence », comme l’explique Marc Semo.
En effet, tout conflit gelé garde en lui la possibilité d’une résurgence, d’une crise plus ou moins soudaine, d’une nouvelle montée aux extrêmes qui peut être aussi imprévue que brutale, comme le montre le dégel du conflit au Haut-Karabakh en 2020. On pourrait aussi qualifier ces conflits de « tièdes » avec capacité de ré-escalade. Comme dit Marc Semo aussi, « les “conflits gelés” ne le sont en effet jamais vraiment et ils conservent tout leur potentiel de déstabilisation. Il rappelle à ce sujet l’analogie employée par un diplomate britannique : un conflit gelé serait comme « une rivière gelée, immobile en apparence, mais sous la couche de glace le courant reste toujours aussi fort ». Qu’est-ce qui peut alors dégeler ces conflits ? Qu’est-ce qui fait que leurs négociations de paix n’aboutissent pas ?
La plupart du temps, ces conflits impliquent la participation, l’influence d’une ou plusieurs grandes puissances, souvent à la fois puissance régionale et poids lourd international. Ce sont ces puissances qui règlent le métronome de l’évolution de ces conflits par leur entente ou, le plus souvent, leur division voire leur confrontation. L’une des caractéristiques majeures des conflits gelés est qu’ils sont à la fois des conflits internes et des conflits interétatiques.
Proto-Etats, para-Etats, Etats fantômes
Un élément de complexification de ces conflits est qu’un de leur belligérants a des aspirations sécessionnistes, séparatistes, irrédentistes, pour des raisons historiques diverses mais souvent liées à un processus de décolonisation, et s’est organisé en conséquence à travers un État de facto – qui pourra aussi, selon son degré d’autonomie, être qualifié de « quasi-État », de « proto-État », de « para-État », de « pseudo État » ou d’«État fantôme ». Cette entité a notamment pour vocation à faire changer les frontières de son futur « État », car aucun n’imagine un retour en arrière, une réintégration dans l’État duquel ils se sont, de fait, séparés. Comme le disent Pierre Jolicoeur et Aurélie Campana dans leur étude sur les conflits gelés de l’ex-URSS, « la perpétuation du conflit gelé tend plutôt avec le temps à renforcer la séparation des protagonistes, ces derniers consolidant leur position sur le terrain et dans les esprits des populations concernées ».
Leur objectif premier est dès lors de se voir reconnaitre internationalement, ce qui constitue un point d’achoppement très sérieux dans les négociations en cours qui de ce fait patinent. Cette non reconnaissance internationale obligent ces entités à s’appuyer sur un parrain, à être dépendantes d’une puissance tierce, qui est en général la puissance de leur région. Ceci est à même d’« intégrer » ce conflit gelé au sein d’un échiquier régional complexe, qui rend les paramètres de sa résolution d’autant plus difficiles à réunir. Le puissant soutient le faible – et l’illégitime, du moins au regard du droit international – et entretient donc à peu de frais le conflit, comme un poil à gratter régional aux conséquences internationales. Le conflit gelé devient alors un pion dans un jeu complexe et devient l’instrument de la politique étrangère de cette puissance, et ceci peut durer très longtemps.
En définitive, pour toutes les parties au conflit, le coût de la reprise des hostilités peut être supérieur au maintien du statu quo, compris alors comme un mal nécessaire, une fatalité au sein de laquelle les populations ne vivent finalement pas si mal. Et puis quand une opportunité surgit, il est possible de reprendre le conflit de manière somme toute limitée.
La perpétuation du conflit s’accompagne également d’une faiblesse de l’État qui subit cette séparation. Ainsi, Pierre Jolicoeur et Aurélie Campana considèrent que « les concepts de faiblesse étatique et de conflit gelé sont ainsi souvent associés. D’une part, les conflits gelés se sont développés dans des États faibles qui opéraient une transition dans le conflit. D’autre part, la non-résolution prolongée des conflits empêche les États de jure de se consolider ». Cette perpétuation s’accompagne aussi d’un nationalisme exacerbé car les plaies n’ont pu se cicatriser du fait même de l’absence de processus de paix et donc de processus de réconciliation entre les populations ou les différentes communautés. Les protagonistes restent dans une logique de confrontation et le conflit mûrit dans le silence… jusqu’à ce qu’une étincelle le réveille de manière brutale pour imposer un nouveau statut quo, rarement pour trouver une solution véritable qui ne pourra être que négociée, politique.
Le fait est que ces conflits gelés sont comme autant de cercles vicieux pour lesquels la « communauté internationale » n’arrive pas à investir l’énergie nécessaire à leur règlement. Comme toujours, les populations locales sont les véritables victimes de ces situations inextricables.