ThucyBlog n° 120 – Le droit humanitaire en péril (1/2)

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Par Sarah Cassella, le 12 avril 2021
Professeure à l’Université du Maine

Lorsque la France a participé au lancement de l’« Alliance pour le multilatéralisme » en 2019, l’une des premières initiatives inscrites au programme de travail a été le renforcement du respect du droit international humanitaire, signalant par là même la reconnaissance des menaces qui pèsent sur lui actuellement.

Le droit humanitaire désigne traditionnellement la branche du droit international qui vise à limiter l’usage de la force dans les conflits armés dans le but de protéger ceux qui ne participent pas ou plus aux hostilités et de limiter les dommages infligés aux combattants.

Il repose sur un certain nombre de principes qui répondent à sa logique interne, en particulier l’universalité, la réciprocité – les parties au combat se soumettent à ses règles, parce qu’elles s’attendent à ce que les autres fassent de même à leur égard –, l’égalité des parties, l’indifférence de la cause du conflit armé – qui, depuis l’interdiction du recours unilatéral à la force par la Charte des Nations Unies, relève d’un autre régime juridique, le droit à la guerre (jus ad bellum).

Etat des lieux

Les règles du droit international humanitaire découlent de plusieurs grands traités multilatéraux – principalement le droit dit « de La Haye »[1] et le droit dit « de Genève »[2] – qui se sont succédé régulièrement depuis la seconde moitié du XIXe siècle afin de codifier la pratique des États dans ce domaine. Périodiquement renouvelée, cette négociation multilatérale a ainsi permis d’adapter les règles du droit humanitaire aux difficultés qui se présentaient, ce régime juridique étant réputé être toujours en retard par rapport aux évolutions des moyens de combat.

Or, le monde se trouve actuellement face à un paradoxe. En effet, depuis 1864, il n’a jamais connu une période aussi longue sans négociation multilatérale visant à réviser la codification du droit humanitaire – la dernière étant celle de 1977 au moment de l’adoption des deux protocoles additionnels aux conventions de Genève – alors que ce droit fait face actuellement à des menaces d’une telle envergure qu’il est possible de craindre qu’il ne soit « en péril ».

L’évolution des relations internationales durant les dernières décennies et le phénomène de mondialisation ont largement modifié les caractéristiques des conflits armés, devenus pour l’essentiel non internationaux, mixtes et transnationaux. Ils ont également permis la mise au point de moyens de combat inimaginables quelques années auparavant, tels que les cyberattaques.

Si ces défis ne sont pas inédits pour la plupart, leur intensité et leur concomitance créent en revanche une menace particulièrement élevée pour le droit humanitaire. Non seulement la période n’est pas favorable aux grandes conférences multilatérales, mais on observe même un repli des États qui tentent de répondre à ces évolutions en ordre dispersé, laissant à des entités telles que le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) le soin d’élaborer des études répondant aux enjeux les plus urgents[3]. Les résultats de ces travaux, qui se présentent sous la forme d’un droit souple, ne constituent néanmoins pas un engagement pour les acteurs impliqués dans les conflits armés. Parmi les nombreux dangers actuels pour le droit humanitaire, trois principaux peuvent être identifiés.

Conflits armés non internationaux et diversité des acteurs non étatiques

Depuis la seconde moitié du XXe siècle, la quasi-totalité des conflits armés se présentent comme des conflits non internationaux opposant le plus souvent des groupes armés aux forces gouvernementales au sein d’un État. Or, toutes les règles du droit international humanitaire ne s’appliquent pas à ces conflits qui relèvent pour l’essentiel de l’article 3 commun aux conventions de Genève ainsi que du protocole II qui n’a pas été ratifié par certaines grandes puissances.

Si l’intervention d’acteurs non étatiques dans les conflits armés n’est pas un phénomène nouveau, ces acteurs ont en revanche tendance à se diversifier. Parmi les personnes privées, on peut citer non seulement les groupes armés classiques, mais aussi des réseaux terroristes transnationaux, des mercenaires, dits « sociétés militaires privées » auxquelles les États délèguent de plus en plus de pouvoirs, ou encore les concepteurs et programmateurs de certaines armes faisant appel à une technologie avancée – tels les drones et autres armes quasi autonomes.

En outre, les organisations intergouvernementales telles que l’ONU, qui n’avaient pas au départ de compétences spécifiques dans le cadre des conflits armés – les casques bleus se limitaient à faire respecter les cessez-le-feu –, participent désormais directement aux hostilités, comme dans le cadre des « opérations de paix robustes » décidées par le Conseil de sécurité. Or, bien que l’applicabilité de principe du droit international humanitaire ait été acceptée par les Nations Unies, la mise en œuvre de ces règles sur le terrain rencontre de multiples obstacles. Le droit humanitaire s’applique aux opérations de maintien de la paix.

La principale difficulté est que les différents acteurs non étatiques ne sont pas parties aux traités de droit humanitaire et ne sont donc de ce fait pas tenus de respecter leurs règles. Bien qu’un certain nombre d’entre elles leur soient opposables en raison de leur valeur coutumière, il est le plus souvent indispensable que ces acteurs acceptent expressément d’y être soumis. La plupart du temps, ils ne peuvent ainsi pas se prévaloir du statut de combattant qui leur permet d’utiliser la force contre l’ennemi sans être poursuivis.

La plupart des conflits étant aujourd’hui mixtes, c’est-à-dire évolutifs et donc pouvant être qualifiés de non internationaux et d’internationaux selon leurs différentes phases – comme c’est le cas du conflit syrien depuis 2011 –, il est utile d’analyser les rapports bilatéraux en cause dans chaque opération militaire pour déterminer le régime juridique applicable : l’opération oppose-t-elle les forces gouvernementales aux insurgés ? ou alors un État tiers aux groupes armés ? ce dernier intervient-il avec l’accord ou sans l’accord de l’État territorial ? Ce ne sont que des exemples des questions que les forces armées sont censées se poser pour déterminer le régime juridique applicable aux combats. La question du seuil de violence nécessaire pour qualifier une situation de conflit armé non international et non pas simplement de troubles internes soumis au droit du temps de paix se pose aussi régulièrement.

Le multilatéralisme, entendu comme processus de négociation interétatique, est difficilement susceptible de répondre à ces défis dans la mesure où les principaux acteurs concernés en sont exclus. La seule issue consisterait à leur permettre de participer aux processus d’élaboration et d’application des règles du droit humanitaire.

[1] Plusieurs conventions ont été adoptées lors des conférences de 1899 et de 1907.

[2] En particulier la convention du 22 août 1864 et les quatre conventions du 12 août 1949.

[3] Voir, par exemple, le Guide interprétatif sur la notion de participation directe aux hostilités, paru en juin 2020, dont la première publication remonte à 2010.

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