ThucyBlog n° 121 – Le droit humanitaire en péril (2/2)

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Par Sarah Cassella, le 15 avril 2021
Professeure à l’Université du Maine

Lire le début (Partie 1/2)

Des confusions avec d’autres régimes juridiques

Certains États tentent de modifier à leur profit les critères relatifs au déclenchement de l’application du droit humanitaire. Ce faisant, ils créent des situations de confusion entre ce régime juridique et d’autres types de règles internationales. En principe, le critère d’activation du droit humanitaire est simple : il faut caractériser un conflit armé. Ce critère est nécessaire et suffisant dans la mesure où l’objectif premier de ce droit est de protéger au maximum les personnes et les biens dans ces circonstances exceptionnelles. Il est par conséquent important que l’on ne restreigne pas excessivement sa définition pour pouvoir assurer cette protection.

Mais il est aussi dangereux de tenter d’appliquer le droit humanitaire en dehors des situations pour lesquelles il a été élaboré. Ses règles sont bien souvent dérogatoires par rapport au régime juridique de protection des droits de l’homme – et donc moins protectrices – dans la mesure où elles tiennent compte des nécessités militaires.

Le meilleur exemple de ces tentatives unilatérales est fourni par la notion de « guerre contre le terrorisme », forgée par les États-Unis à la suite des attentats du 11 septembre 2001 et qui tend à perdurer. Pour l’essentiel, cette doctrine revient à considérer que le terrorisme transnational du début du XXIe siècle crée un conflit armé qui s’étend potentiellement sur le territoire de tous les États où ces groupes sont présents, permettant ainsi à ceux qui les combattent de se soustraire à l’application des régimes juridiques du temps de paix.

L’argumentation américaine était plus complexe, car elle a consisté, dans un premier temps, à considérer qu’en raison de leurs méthodes particulières les terroristes ne pouvaient prétendre au statut de combattant – et à la protection qui lui est accordée par le droit humanitaire –, créant ainsi de toutes pièces la catégorie de « combattant irrégulier » qui n’aurait bénéficié d’aucune protection. C’était le sort réservé en particulier à de nombreux prisonniers détenus sur la base de Guantanamo. Si les juridictions américaines sont venues opportunément réfuter cette position, les États-Unis continuent néanmoins à maintenir cette doctrine sur d’autres aspects.

À l’inverse, d’autres tentatives consistent pour certains États à réfuter l’existence d’une situation qui déclenche l’application du droit humanitaire. C’est le cas de l’occupation militaire en vertu notamment de la quatrième convention de Genève. Or, certaines situations d’occupation tendent à se prolonger indéfiniment en raison du refus des États occupants de reconnaître leur responsabilité découlant du droit humanitaire.

C’est en particulier le cas d’Israël dans les territoires palestiniens occupés – malgré la reconnaissance de ce statut par la Cour internationale de justice (CIJ) dans un avis consultatif de 2004[1]. De même, c’est aussi le cas du Maroc avec le Sahara occidental depuis 1975.

Ces différentes positions unilatérales tendent à créer une confusion, à la fois par rapport au droit du recours à la force – le critère pour être soumis au droit international humanitaire deviendrait la poursuite d’une juste cause – et par rapport au droit international des droits de l’homme, auquel on pourrait largement déroger dans des situations qui ne correspondent pourtant pas à des conflits armés.

Bien que la majorité des États refuse pour l’instant d’entériner ces positions, celles-ci ont comme effet, par leur nature même, de rejeter le régime juridique multilatéral du droit international humanitaire et d’empêcher toute approche multilatérale de ces difficultés.

Les limites de l’adaptabilité aux nouveaux enjeux technologiques

Si le droit international humanitaire a souvent dû s’adapter aux évolutions technologiques en venant réglementer les nouveaux moyens de combat, deux défis majeurs semblent révéler les limites de cette adaptabilité.

– Il s’agit tout d’abord des systèmes d’armes létaux autonomes (SALA) qui, une fois activés, pourraient, en se fondant sur l’intelligence artificielle, sélectionner et attaquer des cibles sans intervention complémentaire d’un opérateur humain. Bien que ces systèmes ne soient pas encore totalement opérationnels, ils posent déjà un certain nombre de problèmes existentiels au droit humanitaire. En particulier, celui de savoir comment ce droit pourrait s’appliquer à la phase de programmation – pourtant décisive pour la suite des opérations –, comment faire respecter les principes de distinction entre combattants et civils, de proportionnalité des attaques, ou comment déterminer qui participe directement aux hostilités.

Un minimum de contrôle humain semble indispensable pour pouvoir prétendre appliquer les règles du droit humanitaire, excluant par-là de doter ces armes d’une réelle autonomie. Bien que des discussions sur les principes permettant de les encadrer aient lieu dans l’enceinte de la Convention sur certaines armes classiques (CCAC)[2], les travaux réalisés à ce jour ont uniquement permis d’identifier 11 principes qui n’ont pas été endossés par plusieurs grandes puissances militaires – parmi lesquelles les États-Unis.

– La seconde évolution majeure est relative à ce qui est désigné comme la « cyberguerre », celle-ci visant à attaquer des systèmes informatiques par des moyens électroniques afin de paralyser des infrastructures civiles et militaires vitales d’un État[3]. À la différence des SALA, il existe déjà plusieurs exemples de ce type d’attaque, comme le ver informatique Stuxnet, qui a détruit les systèmes de deux centrales nucléaires iraniennes en 2010.

Si la plupart des États considèrent que la cyberguerre peut être soumise au droit humanitaire, de nombreuses questions se posent, parmi lesquelles celles de déterminer quels actes sont constitutifs d’une attaque, qu’est-ce qui peut définir un objectif militaire ou encore si des moyens conventionnels peuvent être utilisés en réponse à ces attaques.

Face à ces interrogations, un groupe d’experts mandatés par l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) avait publié en 2013 le Manuel de Tallinn[4]– dont une version révisée a été réalisée en 2017 –, précisant notamment plusieurs principes destinés à adapter le droit humanitaire à ce nouveau contexte. S’il ne s’agit une fois encore que de droit souple, plusieurs États non-membres de l’OTAN, tels que la Russie, ont immédiatement dénoncé une opération de propagande destinée à diffuser les doctrines occidentales dans ce domaine.

On est dès lors bien loin de discussions multilatérales autour de ce nouvel enjeu. Celui-ci soulève des questions très controversées et qui ne se limitent pas seulement au domaine du droit humanitaire. La recherche de consensus est rendue à peu près impossible dans le monde éclaté actuel.

Le cumul de ces défis risque de saper les bases du droit humanitaire en le rendant inapplicable. Il importe en effet de garder à l’esprit qu’il s’agit d’un droit pragmatique s’adressant pour l’essentiel à des non-juristes. S’il perd ses caractéristiques fondamentales et devient trop complexe, il perdra aussi sa raison d’être.

[1] CIJ, « Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé », avis consultatif du 9 juillet 2004.

[2] Plus précisément, la « Convention sur l’interdiction ou la limitation de l’emploi de certaines armes classiques qui peuvent être considérées comme produisant des effets traumatiques excessifs ou comme frappant sans discrimination », signée à Genève en 1980 et entrée en vigueur en 1983.

[3] Voir à ce sujet l’entretien de Jean-Louis Gergorin, « Les multiples impacts stratégiques et déstabilisateurs du phénomène cyber, paru dans Questions internationales , nos 85-86, mai-août 2017, p. 85-92, consultable sur le site Vie-publique (www.vie-publique.fr/entretien/271152-cyberespace-nouveaux-defis-nouveaux-risques).

[4] Le Manuel de Tallinn relatif à l’applicabilité du droit international aux cyber-opérations a été conçu et rédigé en 2013 par un groupe d’experts internationaux sur invitation du Centre d’excellence de coopération en cyberdéfense (CCD COE) de l’OTAN. Michael N. Schmitt (dir.), The Tallinn Manual on the International Law Applicable to Cyber Warfare, Cambridge University Press, 2013.


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