ThucyBlog n° 128 – La mort du président tchadien Idriss Deby : Quelles implications pour le dispositif sécuritaire au Sahel ?

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Par Bertrand Ollivier, le 10 mai 2021

La mort du président tchadien Idriss Deby le 19 avril 2021 est venue semer le trouble sur la pérennité du dispositif sécuritaire mis en place dans le Sahel. Depuis 2013, en complément des troupes françaises déployées dans le cadre des opérations Serval puis Barkhane, Paris a appuyé au niveau du Conseil de sécurité la mise en place de la MINUSMA au Mali et de la Force Conjointe du G5 Sahel, soit la mobilisation de 13 000 casques bleus au Mali et 5 000 soldats des pays membres du G5 Sahel repartis sur trois fuseaux au niveau des frontières ayant pour objectif de lutter contre les groupes terroristes. Toujours sous impulsion de la France, un rapprochement s’est opéré entre la MINUSMA et la Force Conjointe afin que la seconde bénéficie du soutien logistique de la première, mais ce rapprochement n’est pas sans créer de tensions dans les milieux onusiens eu égard de la collaboration contre-nature – selon les préceptes onusiens – entre une mission de maintien de la paix et une opération anti-terroriste.

Néanmoins, dans le détail de ce dispositif porté à bout de bras par Paris, il ressort une prééminence des forces tchadiennes et l’idée, selon les observateurs avisés, d’une relation « tchado-dépendante ». Le récent sommet de N’Djamena qui s’est tenu le 16 février 2021 – marqueur de l’opérationnalisation de la Force conjointe du G5 Sahel un an après le sommet de Pau[1]– constitue certainement un des derniers symboles de cette relation. Concrètement, outre le fait que le PC de l’opération Barkhane se trouve à N’Djamena, les forces tchadiennes étaient en 2020 le 2epays contributeur de troupes de la MINUSMA. Au-delà du nombre, leur zone de déploiement au nord, au cœur d’un environnement miné par la menace terroriste, donne une idée du faible nombre de Caveats imposé par N’Djamena à l’ONU, ce qui fait du Tchad un partenaire d’autant plus indispensable de la MINUSMA pour la stabilité du nord Mali. Cette situation s’inscrit dans la ligne des évènements de 2013, lorsque les troupes tchadiennes, aux cotés des soldats de Serval, ont largement participé à la reconquête du Nord Mali en 2013 et essuyé de lourdes pertes dans la région de Kidal.

Aguelhok, symbole du rôle central des troupes tchadiennes insérées dans la MINUSMA

Cette situation est certainement visible à travers l’historique du site d’Aguelhok, dans la région de Kidal. Dans le cadre d’une mission de maintien de la paix, avec les restrictions opérationnelles qui vont avec, rares sont les pays qui acceptent de déployer des contingents dans un environnement aussi complexe et exposé que celui d’Aguelhok. Depuis 2013, la ville a été le théâtre des plus importantes attaques menées contre des soldats de la paix au Mali, avec des situations de réelles batailles en janvier 2019 puis en avril 2021. Pour cette dernière, l’attaque massive lancée par les djihadistes n’a certainement pas eu l’effet escompté tant la réplique des soldats tchadiens déjoua les plans des combattants terroristes. Certainement pour la première fois dans l’histoire du maintien de la paix, des casques bleus ont éliminé des dizaines de terroristes, dont possiblement un chef du JNIM, dans le strict cadre de leur mandat.

La Force Conjointe du G5 Sahel, un outil de pression diplomatique pour le Président Deby

La prééminence des soldats tchadiens est également visible au sein de la Force Conjointe du G5 Sahel, force mise en place en 2017 qui constitue le bras armé de l’organisation du G5 Sahel. Le président tchadien Idriss Deby a su utiliser les attentes de Paris et de la communauté internationale vis-à-vis de cette force à son profit. En 2017, il a laissé planer le retrait de ses troupes de la MINUSMA et de la Force Conjointe, indiquant ne pas pouvoir « faire les deux à la fois, avoir 1 400 hommes au Mali (…) et dans le même temps avoir 2 000 soldats dans le G5 Sahel » afin de négocier un soutien financier auprès de la communauté internationale.

Le 8ème bataillon de la Force Conjointe du G5 Sahel, dernier cadeau du Président Deby à Paris

Plus récemment, le Président Deby s’était à nouveau illustré dans cette posture lorsqu’il avait indiqué durant le sommet de N’Djamena l’envoi d’un 8e bataillon de 1 200 hommes supplémentaires pour renforcer les troupes de la Force Conjointe dans la zone des trois frontières. Le déploiement de ces 1 200 hommes constituait le premier cas de déploiement de troupes de la Force Conjointe du G5 Sahel en dehors de ses frontières, ce qui impliquait donc de nouvelles considérations financières. S’appuyant sur les attentes pressantes de Paris pour renforcer la Force Conjointe, le président Deby avait décidé de l’envoi de ses troupes avant même que les questions financières et logistique ne soient réglées avec les partenaires, comme en atteste les errements ayant eu cours au sujet de leur lieu final d’installation. De la sorte, Deby plaçait les partenaires financiers devant le fait accompli, se mettant en position de faire valoir ses conditions financières aux partenaires. Cette situation illustre au demeurant que les enjeux financiers qui découlent de la lutte antiterroriste sont devenus, au gré des acteurs, un objet de rente[2].

Le risque du désengagement des troupes tchadiennes

A l’annonce de la mort du président Deby, les efforts nécessaires ont été menés pour stabiliser la situation du pays, avec un pro-activisme de Paris non feint. Cette stabilisation, à travers la mise en place très rapide d’un conseil national de transition ayant à sa tête le fils du défunt président s’est probablement faite au détriment du respect de l’ordre constitutionnel. En l’espace de deux jours, une Charte nationale de transition a été mise sur pied alors qu’un mois et demi avait été nécessaire à la junte malienne pour élaborer et faire valider sa Charte sous une importante pression de la communauté internationale. Au risque de faire ressurgir les accusations traditionnelles d’ingérence, Paris a favorisé la stabilité pour éviter que le Tchad ne s’enfonce dans une crise politique qui viendrait affaiblir ses capacités de résistance face aux offensives rebelles au nord du pays ou aux offensives terroristes de Boko Haram au niveau du lac Tchad, bien qu’affaibli depuis l’offensive dirigée par Deby lui-même. Une telle situation obligerait les autorités en place à rappeler ses contingents déployés au sein de la MINUSMA et de la Force Conjointe pour des raisons impérieuses de sauvegarde de l’intégrité nationale du territoire tchadien, torpillant de fait les projections françaises de retrait et ajoutant des incertitudes à la lancinante question de l’enlisement de l’armée française.

[1] Le sommet de Pau de janvier 2020 s’était tenu dans un contexte sécuritaire très dégradé du fait des attaques massives menées par l’Etat Islamique au Grand Sahara et avait sonné comme un ultime rappel aux Etats du G5 et aux partenaires internationaux pour que « la montée en puissance » de la FC-G5S passe du serpent de mer à la réalité pour efficacement appuyer un « surge » français de 500 hommes dans la zone des trois frontières.

[2] Yvan Guichaoua, « La lutte antiterroriste est une rente », Politis n°1561, 7/10/2019