Par Nicolas Haupais, le 17 mai 2021
En 1999, dans un Irak encore sous la férule de Saddam Hussein, un Irak écrasé par les sanctions internationales, avait été envisagée par Jean-Paul II une visite à Ur des Chaldéens, sur la terre d’Abraham, le père des grands monothéismes. Pour des raisons tenant en particulier à la situation politique en Irak, ce retour aux sources ne put se faire. Le Pape François réalise donc ce que son prédécesseur ne put mener à bien, dans un pays martyrisé par des décennies de guerre et de privations, et dont la communauté chrétienne a été réduite de près de deux-tiers durant les trois dernières décennies.
Le contexte est évidemment très particulier. Celui tout d’abord de persécutions dont les chrétiens n’ont pas été les seules victimes, certes – songeons ici aux Yézides –, mais dont certaines communautés ont été spécialement atteintes, en particulier à Qaraqosh et à Mossoul et qui appelaient des paroles fortes du Pape, d’autant plus fortes que certaines voix se sont élevées pour critiquer une voix jugée, à tort ou à raison, bien faible au moment où elles se déroulaient. Celui ensuite d’un Moyen-Orient dans lequel les interventions occidentales, particulièrement états-uniennes, s’y sont révélées désastreuses, provoquant par ricochet la naissance d’un monstre, l’État islamique et une somme de malheurs indescriptibles pour les populations irakiennes, en particulier chrétiennes et yézides. Ces interventions, mélange de bêtise, d’incompétence et de dogmatisme, ont été perçues et présentées comme une croisade que le monde chrétien aurait menée en terre d’islam. Ces erreurs criminelles ne sont certes pas à mettre sur le compte de pouvoir pontifical. Elles ont été condamnées sans ambiguïtés, en leur temps, par Jean-Paul II. Et l’on rappellera que les cardinaux Etchegaray et Laghi ont été envoyés auprès de G. Bush et de S. Hussein pour tenter de trouver une solution diplomatique. Mais il y a la réalité et ses complexités, et la perception et ses simplifications. L’exercice pouvait donc être diplomatiquement délicat pour un Pape qui, quoiqu’argentin, peut être perçu comme un souverain européen et comme le « représentant » de la religion de l’Occident. Celui, enfin, d’une inscription de ce voyage dans un tropisme oriental très marqué chez le Pape actuel, après une visite particulièrement retentissante à Abu Dhabi et la confection dans la suite de la rencontre d’une encyclique particulièrement marquante, Tutti fratelli, dont le voyage en Irak apparait comme la mise en œuvre, les diverses prises de position papales s’inscrivant dans son droit fil. En ce sens, l’Irak, terre de contrastes, extrêmement diverse sur le plan religieux et culturel, apparaît comme un lieu particulièrement destiné à ce que le Pape y adresse un message d’apaisement et de paix et traduise en acte un pontificat axé sur le dialogue des religions.
Ne pas apparaître comme le défenseur des chrétiens en Irak a été une préoccupation majeure du Pape. Lorsqu’il se rend à Qaraqosh, et y prononce quelques mots devant la communauté chrétienne encore présente, c’est sur la valeur du pardon que le Pape insiste : « Une maman qui dit : je pardonne, je demande pardon pour eux. Cela m’a rappelé mon voyage en Colombie, cette rencontre à Villavicencio où tant de personnes, surtout des femmes, des mères et des épouses, ont parlé de leur expérience de l’assassinat de leurs enfants et de leurs maris ; et elles disaient: « Je pardonne, je pardonne ». Mais ce mot nous l’avons perdu, nous savons insulter sans limites, nous savons condamner sans limites, moi le premier, cela nous savons bien le faire. Mais pardonner ! Pardonner à nos ennemis : c’est l’Évangile pur. C’est ce qui m’a le plus frappé à Qaraqosh ». Et c’est la lecture d’un ouvrage de Nadia Mourad, Pour que je sois la dernière, sur la tragédie des Yézides qui le décide définitivement à entreprendre ce voyage. Ce n’est donc pas le martyr d’une chrétienne qui aura provoqué la visite, mais celui d’une Yézide. Le Pape François n’est donc pas le défenseur d’une communauté mais une autorité spirituelle qui veut contribuer à une œuvre de paix.
Naturellement, un tel voyage se prête à des interprétations géopolitiques. Mais il ne faut pas les surévaluer. Le point d’orgue, sur ce plan, a été la rencontre avec l’ayatollah Al-Sistani, dont la photo, contraste parfait de blanc et de noir, a fait le tour du monde. On pourrait tout d’abord voir la rencontre comme le contrepoint à la visite de 2019 à Abu Dhabi. La main tendue à l’islam sunnite se verrait complétée par cette visite à l’islam chiite, dans sa version quiétiste. A ce titre, il est impossible de faire abstraction de la géopolitique religieuse régionale et des rapports entre l’Iran et l’Irak sur ces questions. L’Iran a salué, et jusque dans ces journaux les plus conservateurs, la visite papale. Mais c’est plutôt sur l’air du communiqué de victoire, vantant l’action bienfaisante de son action pacificatrice, en particulier par sa contribution à la victoire contre l’État islamique, que cette visite a été encensée. Si elle a été possible, c’est bien parce que l’Iran a puissamment œuvré à l’élimination de ces groupes. Sur le fond, la visite pouvait s’avérer irritante pour le puissant voisin, pour des motifs politico-religieux. L’ayatollah Al-Sistani représente en effet une tendance particulière du chiisme qui rejette la conception théocratique du pouvoir telle qu’elle s’est réalisée en Iran. Ce n’est pas qu’Al-Sistani ne « fait » pas de politique ; il s’en préoccupe constamment, comme François d’ailleurs. Il est d’ailleurs particulièrement attaché à l’indépendance de l’Irak par rapport à son voisin. Mais il conçoit, tout au moins officiellement, son rôle comme étant celui d’une autorité religieuse et morale. C’est à l’aune de cette conception du religieux que les enseignements de la visite sont les plus significatifs.
Leur rencontre a été strictement privée. Seules en ont émergé une déclaration écrite de Sistani et une réponse du Pape lors de la conférence de presse dans l’avion du retour. Dans la déclaration sont particulièrement mis en valeur le rôle joué par les autorités religieuses dans la pacification du pays et l’insistance sur la préoccupation de l’ayatollah sur le fait que « les citoyens chrétiens doivent pouvoir vivre comme tous les autres Irakiens dans la paix, la sécurité, et dans le respect de tous leurs droits constitutionnels ». Il faut réunir les communautés. Cette contribution à l’œuvre de paix en Irak peut, sur le plan de son efficacité, être discutée. Certains observateurs doutent que la visite du Pape puisse produire un effet significatif. Immatériel, moral, il est de toute façon difficile à quantifier. Quoi qu’il en soit, elle s’inscrit dans une perspective relativement nouvelle et qui monte singulièrement en puissance sous le pontificat de François. Que le Pape soit appelé à jouer un rôle de pacificateur est évidemment très classique, comme le montrent les nombreuses médiations auxquelles il a été amené à participer. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. Dans la suite de la conférence organisée par la Communauté Sant’Edigio et l’Université al-Azhar, et la conférence mondiale sur la paix par le grand imam d’al-Azhar, Ahmad al-Tayeb, se met en place, selon l’expression d’Aurélie Tardieu, une « médiation interreligieuse ou pluri-religieuse ». Elle se justifie au nom d’une « fraternité humaine » que les dignitaires religieux doivent contribuer à sauvegarder, au nom de l’autorité qu’ils exercent sur leurs fidèles. Elle est la traduction en actes de la prise de position lors du voyage du Pape à Abu Dhabi, en 2019, sur une conception de ce qu’est une religion, insistant sur la vérité du message et ses déviances : « De même nous déclarons – fermement – que les religions n’incitent jamais à la guerre et ne sollicitent pas des sentiments de haine, d’hostilité, d’extrémisme, ni n’invitent à la violence ou à l’effusion de sang. Ces malheurs sont le fruit de la déviation des enseignements religieux, de l’usage politique des religions et aussi des interprétations de groupes d’hommes de religion qui ont abusé – à certaines phases de l’histoire – de l’influence du sentiment religieux sur les cœurs des hommes pour les conduire à accomplir ce qui n’a rien à voir avec la vérité de la religion, à des fins politiques et économiques mondaines et aveugles ». Cette conception irénique est sans doute simplificatrice, et porteuse certainement de grands malentendus, mais elle doit être évaluée en prenant en compte la qualité de ceux qui la portent. Finalement, se met en place une forme de réseau de dignitaires religieux, catholique, sunnite, chiite dont le point commun serait une culture de la modération, la tolérance et le rejet de la violence.
Comme on l’a souligné, l’Europe fait peu l’objet des sollicitudes papales. Mais elle est bien présente, et toujours, dans ces déclarations, cette Europe à laquelle il tend, de retour de ces contrées lointaines, un miroir, pour qu’elle se trouve bien laide. Quand, dans cette conférence de presse du retour, sera posée au Pape François la question du rejet des femmes musulmanes qui souhaitent épouser un chrétien, sera évoquée, au-delà des crimes de l’État islamique, la situation de la traite des êtres humains au cœur de Rome, parmi les « personnes cultivées », histoire de bien montrer qu’elles ne le sont pas. L’approche extrêmement ouverte, pour ne pas dire plus, au dialogue inter-religieux aboutit à un relativisme qui empêche tout jugement dès lors qu’il concerne le fameux « autre ». Et l’on ne peut qu’être étonné qu’à une question sur un éventuel synode régional, soit développée une longue réponse sur le droit de migrer et celui de ne pas le faire, sur la nécessité « d’importer » des hommes pour financer les retraites en Italie. Le Pape déclare, à propos de la situation en Irak : « Beaucoup de personnes ont fui, beaucoup, beaucoup. La migration est un double droit : le droit de ne pas migrer et le droit de migrer. Ces personnes n’ont ni l’un ni l’autre, car elles ne peuvent pas ne pas migrer, mais elles ne savent pas comment. Et elles ne peuvent pas migrer parce que le monde n’a pas encore pris conscience que la migration est un droit de l’homme ». Ces positions sont les siennes ; elles renvoient à celles qui ont été longuement développées dans Tutti fratelli sur l’enrichissement réciproque que les cultures peuvent s’apporter. Ce qu’en attend le Pape François a été précisé dans cette encyclique et prend la forme d’une revitalisation spirituelle : « L’Occident pourrait trouver dans la civilisation de l’Orient des remèdes pour certaines de ses maladies spirituelles et religieuses causées par la domination du matérialisme ». Le migrant, l’autre, sera celui qui réenchentera spirituellement un Occident trop gras, égoïste et qui a abandonné Dieu en route. Mais encore faut-il, pour que cette résurrection ait lieu, que ce Paradis advienne sur terre, que les hommes soient à la hauteur des espoirs que l’on place en eux. Encore faut-il qu’ils suivent cette voie de la sagesse et de la modération que le Pape leur propose.
Pour aller plus loin
D. Allès, La part des dieux. Religion et relations internationales, CNRS Éditions, 2021.
A.-L. Chaumette & N. Haupais, Religion et droit international, Pedone, 2019.