ThucyBlog n° 144 – Discours des Athéniens aux Lacédémoniens

Statue de Thucydide devant le Parlement autrichien à Vienne

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Par ThucyBlog, le 7 juillet 2021

La guerre du Péloponnèse analyse le conflit qui a opposé Athènes et Sparte, avec les coalitions qu’ils dirigeaient, au Ve siècle avant JC (431-404). Cet ouvrage de Thucydide, Athénien qui fut acteur et témoin de l’affrontement, est un texte fondamental pour l’étude des relations internationales. Thucydide (vers 460 – entre 400 et 395) lui-même a voulu en faire « un trésor pour l’éternité ». Au-delà en effet des circonstances historiques de la guerre, il contient l’une des premières analyses rationnelles des conflits, des relations de puissance entre entités politiques indépendantes et rivales, ainsi que les bases de la géopolitique, en l’occurrence l’opposition et le duel entre une puissance continentale – Sparte – et une puissance maritime – Athènes. Jusqu’à aujourd’hui, il fascine les chercheurs par sa modernité et la permanence des enseignements que l’on peut en tirer. C’est ainsi qu’Albert Thibaudet (1874-1936) a écrit en 1922 La campagne avec Thucydide, consacré à une comparaison entre la guerre du Péloponnèse et la Première guerre mondiale. Lui-même ancien combattant, il y voyait le même type d’affrontement entre des thalassocraties – le Royaume-Uni puis les Etats-Unis – et des empires continentaux – l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. Dans le premier cas, Sparte l’a emporté, dans le second cas ce sont les puissances maritimes, fondement d’une domination anglo-saxonne séculaire dans les relations internationales. On ne saurait non plus oublier le rôle de Jacqueline de Romilly (1913-2010), préfacière, éditrice et experte de Thucydide, et la fameuse dédicace « A Thucy pour la vie ».

Les extraits ici publiés du parrain du Centre Thucydide concernent l’entrée en guerre des deux belligérants. Suivant la méthode de l’auteur, elle est présentée sous forme d’une confrontation de discours, d’une rhétorique qui rappelle que Thucydide avait une dimension sophiste, celle de la disputatio et de la discussion rationnellement organisée. Plus qu’une réalité historique, il faut y voir une présentation intellectuelle des principes, des positions, des motifs et objectifs des belligérants. A noter que Thucydide présente la guerre comme une aventure irrationnelle, comme une erreur qu’il oppose à la politique. Cette sagesse est loin du contresens si dommageable de Clausewitz (1780-1831) qui, à l’inverse, voyait dans la guerre la continuation de la politique par d’autres moyens.

L’illustration musicale du premier extrait souligne la permanence de l’apport de La guerre du Péloponnèse à la compréhension des rapports internationaux et sa jeunesse éternelle.   

Thucydide
Discours des Athéniens aux Lacédémoniens 

La guerre du Péloponnèse, I

« Cette ardeur combative et cet heureux esprit de décision ne nous donnent-ils pas, Lacédémoniens, le droit d’attendre des Grecs qu’ils ne nourrissent pas à l’égard de notre empire une haine aussi excessive ? Car cet empire même nous est échu sans que nous eussions employé la force. C’est parce que vous n’avez pas voulu poursuivre la lutte contre les barbares qui restaient encore en Grèce que les alliés se sont adressés à nous et nous ont eux-mêmes demandé de prendre la direction des opérations. Nous nous trouvâmes donc d’abord, par le fait même que nous assumions cette tâche, contraints de donner à notre empire sa dimension actuelle. Nous y fûmes poussés avant tout par la crainte, puis par le souci de notre prestige et ensuite aussi par intérêt. Comme nous nous trouvions en butte à l’animosité de la plupart de nos associés, comme déjà nous avions réduit à l’obéissance ceux d’entre eux qui avaient tenté de faire défection, comme enfin votre attitude à notre égard n’était plus aussi amicale et que vous vous montriez soupçonneux et hostiles, notre sécurité se trouvait désormais en jeu et nous ne pouvions plus prendre le risque de rendre leur liberté à nos alliés. Ceux en effet qui se seraient séparés de nous auraient passé dans votre camp. Or nul ne saurait trouver mauvais qu’en présence des plus graves périls, on pourvoie à ses intérêts.

Ainsi vous-mêmes, Lacédémoniens, on sait bien que vous avez instauré des régimes à votre convenance dans les cités du Péloponnèse sur lesquelles s’exerce votre hégémonie. Et si vous aviez jadis gardé jusqu’au bout la direction des opérations et vous étiez trouvés comme nous en butte à la haine, nous sommes sûrs que le poids de votre autorité aurait pesé tout aussi lourdement sur vos alliés. Inévitablement, vous auriez été amenés soit à leur imposer brutalement votre loi, soit à vous trouver vous-mêmes en péril. Notre conduite n’a donc rien qui puisse surprendre, rien qui ne soit dans l’ordre des choses humaines. Nous avons accepté un empire qu’on nous offrait et nous n’avons pas permis qu’il se défît, car les motifs les plus impérieux, c’est-à-dire l’honneur, la crainte et l’intérêt nous en ôtaient toute possibilité. Nous ne sommes pas non plus les premiers à nous comporter de la sorte. On a toujours vu le plus fort placer le plus faible sous sa coupe. Nous pensons en outre n’être pas indignes d’assumer ces responsabilités. Ce fut aussi votre avis et c’est seulement maintenant que vous invoquez contre nous, par un calcul intéressé, des arguments de droit. Or jamais de tels arguments, quand s’offrait une occasion de s’accroître par la force, n’ont arrêté qui que ce fût dans son expansion. Et on a quelque mérite lorsque, tout en suivant le penchant naturel des hommes pour la domination, on se montre malgré tout plus soucieux d’équité que ne l’exige la puissance dont on dispose. Si d’autres venaient à prendre notre succession, c’est alors, croyons-nous, qu’on apprécierait le mieux notre modération, cette modération qui, chose inconcevable, nous a attiré plus d’impopularité que de louanges.

Ainsi, alors que nous sommes désavantagés dans les procès qui, en application des conventions, nous opposent à nos alliés, alors que dans les affaires qui passent devant nos tribunaux, nous appliquons la loi avec impartialité, on nous considère malgré tout comme des gens processifs. Personne ne se demande pourquoi on n’adresse pas le même reproche à d’autres puissances impériales qui montrent moins de mesure que nous dans leurs relations avec leurs sujets. Quand on peut user de violence, il n’est nul besoin de procès. Mais nos alliés sont habitués à se trouver avec nous sur un pied d’égalité. Quand ils croient devoir gagner et qu’ils se trouvent être, si peu que ce soit, les perdants, à la suite de quelque jugement ou de quelque décision prise en vertu de nos responsabilités impériales, alors, au lieu de nous être reconnaissants de ce que nous ne les privons pas de plus encore, ils supportent ce mécompte avec plus de peine que si nous avions dès l’abord mis la loi de côté pour commettre une usurpation manifeste. Si nous agissions ainsi, ils ne protesteraient pas et reconnaîtraient que le plus faible doit céder au plus fort. Il semble que les hommes éprouvent une indignation plus vive quand ils se croient lésés par quelque juridiction que lorsqu’ils sont victimes de la violence. Dans le premier cas, ils estiment qu’un égal triomphe à leurs dépens, dans l’autre ils subissent la contrainte d’un supérieur. Ils ont bien supporté, du moins, les épreuves beaucoup plus rudes que leur infligea le Mède. Si notre autorité leur paraît si rigoureuse, c’est chose naturelle. La domination présente semble toujours lourde aux peuples sujets. Une chose est sûre : s’il vous arrivait de nous abattre et d’exercer à votre tour l’empire, vous verriez rapidement disparaître la popularité que vous a valu la crainte que nous inspirions, pour peu que vous vous conduisiez comme vous le fîtes jadis, dans la courte période où vous avez commandé les Grecs contre les Mèdes. Il y a incompatibilité entre les lois et usages en vigueur chez vous et ceux des autres cités. Qui plus est, quand l’un de vous réside à l’étranger, il ne respecte plus ni les usages de son pays, ni ceux qui ont cours dans le reste de la Grèce.

… Avant de vous engager, songez à tout l’imprévu que comporte une guerre. Quand elle se prolonge, c’est d’ordinaire le hasard qui finit par jouer le premier rôle. A ce point de vue nous nous trouvons placés à égalité et c’est une aventure dont on ne sait à l’avantage de qui elle se terminera. Quand les hommes s’engagent dans les guerres, ils commencent par ce qu’ils n’auraient dû faire que plus tard. Ils passent à l’action et c’est seulement lorsqu’ils ont souffert qu’ils en viennent aux négociations. Cette erreur, nous ne l’avons pas encore commise, ni vous non plus à ce que nous voyons. Nous vous le disons donc, tant que nous sommes encore, les uns et les autres, libres de prendre le bon parti : évitez de rompre le traité, ne violez pas la foi jurée ; qu’un arbitrage vienne, selon nos conventions, régler nos différends. Autrement, prenant à témoin les dieux gardiens des serments, nous tâcherons de repousser l’agression par les moyens mêmes auxquels vous aurez eu recours ».