ThucyBlog n° 145 – Délibération et décision des Lacédémoniens

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Par ThucyBlog, le 14 juillet 2021

Lire le ThucyBlog n° 144 : Discours des Athéniens aux Lacédémoniens

Après avoir entendu les plaintes de leurs alliés contre Athènes et la réplique des Athéniens, les Lacédémoniens firent sortir tous les étrangers pour délibérer entre eux sur la situation. Ils étaient, dans leur majorité, d’accord pour estimer que la culpabilité d’Athènes était établie et qu’il fallait rapidement entrer en guerre. Mais le roi Archidamos, qu’on tenait pour un homme avisé et raisonnable, prit la parole et prononça à peu près le discours suivant.

Thucydide
Délibération et décision des Lacédémoniens

La guerre du Péloponnèse, I

« Lacédémoniens, j’ai personnellement fait l’expérience de bien des guerres et j’en vois parmi vous qui ont mon âge et qui sont assez avertis pour ne pas désirer la rupture, que souhaite peut-être la majorité de cette assistance. Ils savent qu’une telle solution n’est ni avantageuse ni sûre. Cette guerre, dont vous discutez aujourd’hui, pourrait bien n’être pas une petite affaire, comme vous vous en rendriez compte en y réfléchissant sans passion.

Pour nous mesurer avec les cités péloponnésiennes, qui sont nos voisines, nous disposons d’un armement approprié. Elles sont toutes à proximité immédiate de nos coups. Mais quand il s’agit d’une cité dont le territoire est éloigné, pour laquelle en outre la mer est un domaine plus familier qu’à quiconque, d’une cité qui possède en abondance toutes les ressources, richesses privées et publiques, navires, cavaliers, hoplites, et population plus nombreuse que dans aucun autre Etat grec pris à part, d’une cité qui dispose d’un grand nombre d’alliés tributaires, comment alors, contre un tel adversaire, pourrions-nous, à la légère, nous décider pour la guerre ? Sur quoi compterions-nous, mal préparés comme nous sommes, pour nous engager avec cette précipitation ? Sur notre flotte peut-être ? Mais à cet égard nous sommes en état d’infériorité, et si nous voulons nous entraîner et armer assez de vaisseaux pour leur tenir tête, il faudra du temps. Sur nos ressources financières alors ? Mais là nous sommes moins bien pourvus encore. Il n’y a pas d’argent dans le trésor public et nous ne sommes pas disposés à accepter des prélèvements sur nos ressources privées.

Peut-être se repose-t-on sur notre supériorité dans le domaine de l’infanterie et des effectifs, avantage qui nous permettrait d’envahir et de saccager leur territoire. Mais leur domination s’étend sur bien d’autres terres et ils feront venir par mer ce dont ils auront besoin. Et si nous essayons de détacher d’eux leurs alliés, il faudra des navires pour soutenir ces populations qui sont, pour la plupart, insulaires. Comment donc ferons-nous la guerre ? A moins d’être les plus forts sur mer ou de leur enlever les revenus qui alimentent leur flotte, nous risquons de subir surtout des revers. Il ne sera même plus possible de traiter sans déshonneur, surtout s’il apparaît que nous sommes plus qu’eux responsables de la rupture. Ne nous flattons pas de l’espoir que la guerre finira rapidement si nous ravageons leur territoire. Je crains plutôt que nous la léguions à nos enfants, car il est peu vraisemblable que les Athéniens, fiers comme ils sont, se fassent les esclaves de leur sol et qu’ils se laissent démoraliser par la guerre comme des novices.

(…)

« Je vous demande d’attendre encore pour prendre les armes et de leur envoyer des ambassadeurs afin de présenter nos griefs, sans trop agiter la menace d’une guerre, mais en leur faisant bien comprendre que nous ne les laisserons pas faire. Pendant ce temps, nous nous préparerons en nouant des alliances, tant avec d’autres cités grecques qu’avec les Barbares et partout où nous pourrons trouver un appoint en navires et en argent. On ne saurait en effet reprocher à des gens que menacent comme nous les menées d’Athènes, de chercher leur salut en prenant pour alliés non seulement des Grecs, mais même des Barbares. Nous devrons aussi prendre chez nous les dispositions nécessaires. Si nos ambassadeurs arrivent à se faire entendre, tout sera pour le mieux. Sinon, d’ici deux ou trois ans, quand notre position sera plus forte, nous pourrons, si nous le jugeons bon, marcher contre eux. Et il n’est pas exclu qu’en voyant nos préparatifs confirmer nos avertissements, ils se montrent plus conciliants, d’autant plus que leur territoire sera encore intact et qu’ils auront à délibérer, non sur des ruines, mais sur des biens indemnes. »

(…)

«  … La guerre dépend moins des armes que de l’argent qu’on dépense pour elle. C’est l’argent qui rend les armes efficaces, surtout pour des Etats continentaux qui affrontent un peuple de marins. Il faut donc commencer par nous en procurer, avant de nous laisser entraîner par les discours de nos alliés. Puisque, quelle que soit la suite des événements, nous aurons à assumer la plus grande part des responsabilités, il nous faut à loisir peser les conséquences de nos actes ».

Ainsi parla Archidamos. Sthénélaidas, l’un des éphores en fonction cette année-là, prit le dernier la parole et parla en ces termes.

« Je n’entends rien à tous ces propos que nous ont tenus les Athéniens. Ils se sont décerné force louanges, mais n’ont à aucun moment contesté leur culpabilité envers nos alliés et envers le Péloponnèse. Or, s’il est vrai que, après s’être bien comportés jadis contre les Mèdes, ils se conduisent mal aujourd’hui avec nous, ils méritent d’être doublement châtiés pour faire ainsi le mal après avoir fait le bien. Quant à nous, tels nous étions alors, tels nous sommes aujourd’hui, et si nous sommes sages, nous ne tolérerons pas que nos alliés soient victimes de l’agression. Nous n’attendrons pas plus longtemps pour aller à leur secours, car ils n’en sont plus, eux, à attendre les mauvais traitements. D’autres ont de l’argent, des cavaliers en abondance, nous avons, nous, de vaillants alliés et notre devoir est de ne pas les abandonner aux Athéniens et de renoncer à la procédure et aux échanges de mots pour venir en toute hâte et avec toutes nos forces à leur secours, car ce n’est pas avec des mots qu’on les maltraite. Qu’on n’aille pas nous dire, quand nous nous trouvons lésés, qu’il convient de délibérer. C’est à ceux qui s’apprêtent à faire un mauvais coup qu’il sied de réfléchir. Prenez donc, Lacédémoniens, une décision digne de Sparte. Votez pour la guerre et ne laissez pas les Athéniens devenir plus forts. Ne trahissons pas nos alliés et marchons, avec l’aide des dieux, contre les coupables ».

Ayant ainsi parlé, Sthénélaidas, en sa qualité d’éphore, soumit lui-même sa proposition aux voix de l’Assemblée. Or les Lacédémoniens se prononcent par acclamations et non au scrutin. L’éphore se déclara d’abord incapable de discerner de quel côté les acclamations étaient les plus fortes. Désirant que l’Assemblée se prononçât clairement, pour que l’on s’engageât plus résolument dans la guerre, il s’adressa à elle en ces termes :

« Que ceux d’entre vous, Lacédémoniens, qui estiment que le traité est rompu et que les Athéniens sont coupables, se lèvent et viennent se grouper de ce côté ci – et il fit un geste de la main ; et ceux qui sont de l’avis contraire, de l’autre côté ».

Les citoyens se levèrent donc et se partagèrent. Le traité fut alors déclaré rompu à une forte majorité. On fit ensuite rentrer les délégués alliés et on leur fit savoir que l’Assemblée estimait les Athéniens coupables, mais qu’elle désirait convoquer un congrès de tous les alliés, pour que la décision pour ou contre la guerre fût prise après une délibération commune.

Ce résultat une fois acquis, les représentants alliés s’en retournèrent dans leurs pays, ainsi que les Athéniens, qui s’étaient acquittés de leur mission. Le vote de l’Assemblée eut lieu un peu plus de treize ans après l’entrée en vigueur de la Paix de Trente ans, conclue à la suite des événements d’Eubée.

(…)

En se décidant à voter la rupture du traité et à entrer en guerre, les Lacédémoniens cédèrent moins aux sollicitations de leurs alliés qu’à la crainte qu’ils éprouvaient de voir s’accroître encore la puissance athénienne, à laquelle ils voyaient qu’une grande partie du monde grec se trouvait déjà soumise.

Illustration musicale : Offenbach, Trio patriotique – La Belle Hélène (cliquez)