Par Emmy Darrau, le 27 septembre 2021
« La guerre était là, elle venait de se trouver une patrie ». A la lumière des récents accords de Doha qui sonnent le glas de l’intervention occidentale en Afghanistan, cette réplique de Yasmina Khadra dans son roman Les hirondelles de Kaboul semble trouver un écho particulier. Menées en présence des délégations américaine et talibane, et actant le retrait des troupes américaines avant la date symbolique du 11 septembre 2021, les négociations consacrent le retour des Talibans sur la scène internationale alors que l’avenir de l’Afghanistan demeure incertain. Si le Pentagone estimait que le retrait américain avait déjà atteint 30 à 44% des troupes au 1er juin 2021, les Talibans n’auront mis que quelques semaines à reconquérir l’Afghanistan, s’emparant – sans même recourir à la force – de Kaboul le 15 août dernier. S’ensuit une quête de légitimité internationale de la part des Talibans, alors que l’évacuation précipitée des derniers soldats américains s’achève le 30 août, dans le chaos et le discrédit. Vingt ans après les attentats du 11 septembre 2001, point de départ de l’intervention américaine, retour sur les déterminants d’un échec annoncé.
Une augmentation graduelle des moyens pour pallier les erreurs stratégiques occidentales
Un défaut d’appréhension initiale
Si le Général Trinquand, ancien chef de la mission militaire française à l’ONU, s’amuse de la méconnaissance de l’Afghanistan par les Américains, ces derniers ayant recruté des interprètes en arabe pour leur mission dans le pays, cette compréhension très partielle du contexte structurel afghan demeura emblématique de l’intervention occidentale en Afghanistan, contribuant à son échec. En effet, la réalité locale est caractérisée par une grande complexité, tant sur le plan interne qu’externe. Reposant sur un État central faible, l’Afghanistan souffre d’une dépendance alimentaire mais également financière et repose sur des institutions publiques qui n’existent qu’à travers un soutien extérieur conséquent. De surcroît, au-delà de la construction étatique, la diversité des langues et communautés ethniques en Afghanistan rend difficile tout projet de création d’une nation. Ainsi, le caractère tribal de ce pays reposant sur un « amalgame de populations » constitue un frein au développement d’un nationalisme afghan tandis que le laissez-faire fiscal favorise le patronage traditionnel et renforce le repli identitaire. A ce titre, Xavier de Planhol parle d’une « anti-nation »[1]. Les Talibans incarnent la « fracture pachtoune » – qui tire ses origines du temps de l’Empire britannique des Indes – et plus globalement les divisions ethniques pour le contrôle politique du pays. Enfin, dans un contexte de dépression économique généralisée, la filière de l’opium et les trafics auxquels elle donne lieu alimentent l’instabilité politique. Partie intégrante de la société et sa configuration macroéconomique, cette filière concerne en effet près d’un quart de la population rurale et contribue au PIB à hauteur d’un tiers, tandis que l’équilibre commercial de l’Afghanistan est assuré par les exportations d’opium et héroïne. Aussi, si les États de la coalition semblent avoir articulé leur intervention autour d’une compréhension lacunaire de la complexité afghane, l’erreur majeure reposa sur la sous-estimation des Talibans, initialement considérés comme un mouvement non structuré et sans direction cohérente. Les revendications de ces derniers sont doubles et impliquent le rétablissement d’un régime strictement inspiré de la charia ainsi que le départ des troupes étrangères.
A l’incompréhension de la situation interne s’ajoute la mauvaise lecture de l’équilibre régional et des enjeux géopolitiques, l’Afghanistan représentant un espace stratégique d’influence pour les puissances. Avant même la création de la première dynastie afghane moderne en 1747, le pays se trouve au centre de convergence de l’expansion des empires de l’époque, notamment la dynastie iranienne des Safavides et l’empire des Moghols en Inde. État tampon, l’Afghanistan l’est ensuite dans le cadre du « Grand Jeu », la rivalité coloniale entre les puissances britannique et russe au XIXe siècle. Enfin, alors que les troupes soviétiques interviennent en 1979 pour soutenir le régime communiste en place, dix ans de lutte contre les Moudjahidines, forts du soutien américain, achèvent de diviser l’Afghanistan. Peu de temps après la victoire des Moudjahidines, les différentes factions combattantes se livrent à une guerre civile qui constitue un terreau fertile à l’émergence des Talibans. Ces derniers, grâce au soutien pakistanais, finiront par prendre le contrôle du pays et établir l’Émirat islamique d’Afghanistan en 1996. Dans une stratégie d’équilibre des puissances, l’Afghanistan présente effectivement un intérêt géostratégique important pour le Pakistan dans le cadre de sa rivalité régionale avec l’Inde : d’une part, dans une logique de recherche de profondeur stratégique, l’Afghanistan fournit au Pakistan une base de repli en cas de conflit avec le voisin indien ; d’autre part, en exerçant un contrôle sur ce pays, Islamabad s’assure qu’à l’hostilité indienne ne s’ajoutera pas celle de l’Afghanistan. Pourtant, en dépit du sanctuaire que le Pakistan offrait aux Talibans, ce potentiel allié, largement sous-estimé par la coalition, a été mis de côté, empêchant une lutte efficace contre la résurgence des Talibans. Finalement, l’Afghanistan a également cristallisé les tensions entre l’Occident d’un côté, et la Russie et l’Iran de l’autre, ces derniers redoutant un ancrage de l’Afghanistan dans le giron occidental ainsi qu’une installation de bases militaires à proximité en cas de victoire. Les intérêts chinois, quant à eux, sont à comprendre dans le cadre du projet des Nouvelles routes de la soie (« Belt and Road Initiative »), menacé par l’instabilité et la violence endémique de l’Afghanistan. En outre, la Chine possède des intérêts économiques dans l’exploitation des ressources minières récemment découvertes en Afghanistan.
Une stratégie d’« empreinte légère » et un objectif de « victoire décisive » sans considération pour les enjeux de transition politique
En raison d’un objectif défini exclusivement d’un point de vue militaire, la victoire n’en fut que peu durable. En effet, alors que l’opération américaine Enduring Freedom, initiée en réponse aux attentats du 11 septembre 2001, renverse en l’espace de deux mois le régime taliban grâce à l’appui des milices de l’Alliance du nord, la stratégie d’« empreinte légère » (qualifiant un engagement limité dans le temps et l’espace) va à l’encontre des recommandations de Clausewitz pour qui l’objectif politique détermine le but militaire à atteindre et les moyens consacrés. En effet, si les factions talibanes signent les Accords de Bonn, créant un gouvernement intérimaire à la tête duquel est placé Hamid Karzai, la stratégie américaine, prisonnière du prisme des guerres conventionnelles, sous-estime les enjeux politiques et diplomatiques de transition visant à empêcher toute résurgence de l’insurrection talibane. De fait, si l’objectif militaire est atteint, la stratégie de soutien aux milices privées dans la lutte contre les Talibans s’avère contre-productive dans la mesure où les seigneurs de guerre sapent les efforts de gouvernance, favorisant l’émergence d’une situation de chaos généralisé. Se livre alors une seconde guerre de conquête du pouvoir au sein de laquelle la supériorité militaire et technologique accablante de l’Occident ne peut que très peu dans la construction d’une autorité politique légitime, crédible et efficace. Effectivement, la victoire, au-delà de sa définition militaire, implique une dimension politique, incluant la reconnaissance par le vaincu de sa défaite, mais également la signature d’une paix juste, durable et inclusive, ainsi que la renonciation au recours à la force[2]. Cet objectif n’est pas atteint, d’autant plus qu’il faut attendre 2017 pour assister à l’émergence des premiers pourparlers avec les Talibans. Cela est notamment dû au phénomène de dissidence cognitive. Théorisée par Leon Festinger, cette tendance à attribuer une plus grande crédibilité aux preuves confirmant les convictions préétablies impacte la rationalité des décisions politiques, contribuant à la sous-estimation de l’insurrection. Par ailleurs, la « schizophrénie tactique »[3] qui caractérise l’intervention occidentale, composée d’une opération sous contrôle exclusif des États-Unis, et de la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS) pilotée par l’OTAN sous mandat de l’ONU, ajoute un niveau de complexité à une situation qui manque déjà grandement en lisibilité. Pour palier un défaut d’appréhension initiale, s’observe alors une augmentation systématique des moyens, contribuant paradoxalement à la perpétuation d’une guerre qui deviendra un véritable « bourbier »[4], symbole de l’impuissance occidentale.
Devant la résurgence de l’insurrection et le mécontentement grandissant au sein de la population afghane, désabusée par la présence étrangère, une stratégie de contre-insurrection et de « peace building » est alors mise en place. Celle-ci repose sur des investissements massifs et désordonnés qui, bien que cherchant à construire un État répondant aux aspirations des Afghans, alimentent la corruption. Le mandat initial, visant à renverser l’ennemi et répondre aux attentats ayant frappé les États-Unis, est alors étendu en vue de l’instauration exogène d’un régime démocratique. Selon Stephen Walt[5], les États-Unis auraient ainsi exagéré la menace afin de justifier la promotion des idéaux démocratiques américains aux profits desquels toute forme de règlement politique, plus adapté au contexte sociopolitique afghan, fut écarté, conduisant à « une reconstruction de la nation sans la nation ». En ce sens, l’exemple afghan est emblématique de l’échec du modèle de reconstruction post-conflit consistant à imposer par le haut une « paix libérale » reposant sur des normes et standards occidentaux. Chassé de l’espace de légitimité, l’ennemi Taliban est écarté par l’Occident, porteur d’un nouvel ordre moral qui se veut universel. Pourtant, alors que l’ONU ne parvient pas à mettre en place les conditions techniques nécessaires au déroulement du jeu politique démocratique dont elle vise l’instauration, une certaine complaisance de l’institution à l’égard des systèmes de fraude est rapportée, alimentant la défiance de la population et la léthargie du système, tandis que les autorités afghanes sont systématiquement contournées par la communauté internationale.
[1] DE PLANHOL Xavier, Les nations du prophète, Manuel géographique de politique musulmane, Paris, Fayard, 1993, 894 p.
[2] MINASSIAN Gaïdz, Les sentiers de la victoire. Peut-on encore gagner une guerre ?, Paris, éditions Passés/Composés, 2020, 720 p.
[3] GOYA Michel, « La situation militaire en Afghanistan dans une impasse », in « AfPak (Afghanistan-Pakistan) », Questions internationales, La documentation française, n°50, 2011.
[4] Théorie d’Arthur Schlessinger développée dans son ouvrage The Bitter Heritage: Vietnam and American Democracy 1941-1966, Houghton Mifflin Co, First Edition, 1967.
[5] WALT Stephen, “Everyone knows America lost Afghanistan long ago”, Foreign Policy, 2019.