ThucyBlog n° 158 – L’intervention occidentale en Afghanistan, 20 ans après : chronique d’un échec annoncé (Partie 2/2)

Crédit photo : 1st Lt. Mark Andries (domaine public)

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Par Emmy Darrau, le 30 septembre 2021

Lire le début (Partie 1/2)

À partir de 2012, face au constat d’échec de stabilisation de l’Afghanistan, la logique américaine d’augmentation graduelle des moyens militaires et humains est progressivement remplacée par une politique de retrait des troupes initiée par Obama et poursuivie par Trump. Les accords de Doha en constituent l’acmée, consacrant le retour en force des Talibans sur la scène nationale et internationale.

L’échec politique occidental : les accords de Doha, couronnement d’une décennie de retrait progressif des troupes

La coalition mise en échec : de l’incapacité de construire une stabilité politique durable

Renforçant une culture de la dépendance internationale déjà très ancrée en Afghanistan, c’est un État corrompu, prédateur et kleptocratique qui est instauré. En mettant en perspective l’analyse de Gaïdz Minassian, plusieurs écueils expliquent cet échec. Tout d’abord, une erreur défensive a été commise. Celle-ci repose sur la surestimation de la part des États-Unis de leur pouvoir dissuasif sur les Talibans. Ces derniers se sont au contraire nourris de cet affrontement, instrumentalisant la dénonciation de l’impérialisme des États-Unis et de la décadence de leurs valeurs comme arme de propagande visant à rallier les masses. Par ailleurs, la dimension politique de l’échec occidental en Afghanistan, conséquence de la surestimation de leur capacité à transférer le pouvoir aux autorités locales afin d’établir un gouvernement stable et recueillant l’adhésion de la population, fut sûrement le point de basculement. En effet, selon une étude qualitative menée par RAND[1], pour qu’une contre-insurrection soit couronnée de succès, celle-ci nécessite une réduction du soutien de la population à l’égard des insurgés et la volonté de la nation-hôte de regagner sa légitimité. Cependant, l’aide internationale ne permet pas de renforcer la légitimité ni les capacités du gouvernement qui demeure polarisé, reflet de l’ethnicisation et de la confessionnalisation grandissante de la société, tandis que les pouvoirs locaux gagnent en autonomie et que le soutien populaire s’érode. Au niveau économique, la viabilité du processus de reconstruction est surestimée tandis que ce dernier contribue en réalité à la mise de l’État « sous perfusion de l’aide internationale », 90% des financements de la sécurité afghane dépendant des donateurs internationaux. De plus, la répartition sectorielle de l’aide internationale ne correspond pas aux priorités locales tandis que l’insuffisance des fonds visant à reconstruire des infrastructures économiques entrave la stabilisation politique et renforce l’isolement rural. En outre, alors que les différents chefs de guerre visent à acheter des positions de pouvoir au sein de l’administration, la corruption se généralise, la culture de la dépendance se renforce et une « zone grise » se crée, absorbant de manière opaque les financements internationaux. Finalement, sur fond de contestation d’un gouvernement instable et corrompu, une nouvelle menace sécuritaire monte en puissance, celle de l’État islamique-Khorassan (IS-K), branche régionale de Daech.

Dans ce climat d’insécurité généralisée, on assiste alors à la résurgence du mouvement Taliban, dont l’institutionnalisation et le gain de légitimité auprès de la population constituent un frein conséquent à la politique de contre-insurrection. Ainsi, en dépit du sursaut militaire (« surge ») auquel se résout le président Obama en 2009, les Talibans disposent d’une capacité de résistance stratégique et tactique aux moyens opérationnels mis en place. De plus, ils bénéficient d’un contrôle absolu sur le nerf de la guérilla : la population. À travers une stratégie hybride alliant combats militaires et administration de la population, les Talibans parviennent également à assoir leur légitimité. Cette démarche passe notamment par la fourniture de services essentiels tels que des tribunaux, réclamés par des citoyens désabusés face à la faiblesse de l’État central et séduits par cette proposition d’État alternatif. Les Talibans bénéficient également de ressources financières importantes provenant du contrôle de la population et du territoire, de l’exploitation minière et de la drogue, mais également de soutiens financiers, politiques et logistiques extérieurs. La communication, véritable arme, est maniée avec succès par les Talibans qui alternent menaces à l’encontre des populations et appel aux soutiens extérieurs. Les « néo-talibans » investissent également la dimension cyber à travers leur agence de média Al-Emarah, diffusant en six langues, et leur magazine en ligne Al-Samood. Instrumentalisant le nationalisme et l’islam comme remparts à l’invasion étrangère et l’arbitraire de la gouvernance imposée par l’Occident, les Talibans parviennent à sortir de leur base ethnique et conquérir une assise territoriale conséquente. À la suite du retrait de la Force internationale d’assistance à la sécurité et l’installation d’un gouvernement d’union nationale, présidé par Ashraf Ghani en 2014, la situation sécuritaire se dégrade et les Talibans renforcent leur emprise territoriale. Ainsi dès 2018, certains rapports estiment à près de 60% la part des districts dans lesquels les Talibans exercent une influence. Le commandement américain concède alors qu’il ne s’agit plus de chercher à annihiler les Talibans mais d’exercer une pression visant à les conduire à la table des négociations.

Une asymétrie des postures de négociation (« bargaining asymmetry ») en faveur des Talibans, une inclination de l’Occident ?

Alors qu’Obama décide du retrait partiel des troupes en 2014, cette politique, poursuivie par son successeur, atteint un tournant en 2018, lorsque Trump annonce le retrait de 7 000 soldats. Dès lors, le rapport de force s’inverse au profit des Talibans qui comprennent que les États-Unis ne seront plus en mesure d’exiger grand-chose. En conséquence, alors que la stratégie visait initialement à retirer seulement la moitié des effectifs américains sous peu, les accords finaux confirment le retrait de la totalité des militaires ainsi que tous les civils non diplomates. De plus, alors que la proposition américaine comprenait quatre clauses – la mise en place d’un cessez-le-feu, la participation des Talibans aux négociations avec le gouvernement afghan, l’engagement qu’aucun attentat contre les États-Unis ne sera jamais orchestré depuis le sol afghan, ainsi que la sécurisation du retrait des troupes américaines – seules les deux dernières sont réaffirmées, le cessez-le-feu étant conditionné au retrait des troupes tandis que les Talibans refusent toujours de reconnaître le gouvernement. Les Talibans, réussissant un réel coup de force grâce à l’aveu de faiblesse des États-Unis, parviennent donc à inverser le calendrier. Les accords de Doha, conclus le 29 février 2020 entre M. Zalmay Khalilzad pour les États-Unis et le mollah Abdul Ghani Baradar pour les Talibans marquent ainsi le retour en puissance des Talibans sur l’échiquier international. Finalement, alors que le nouveau président Biden a repoussé l’échéance du retrait des troupes au 11 septembre 2021 (conditionnant par ailleurs le retrait des forces alliées pour des raisons essentiellement logistiques), l’écart entre l’engouement médiatique qu’a suscité ce traité, présenté comme un premier pas vers la paix, et sa réalité, n’a jamais été si grand. En effet, le gouvernement afghan ayant été exclu des négociations au profit des Talibans qui bénéficient désormais d’une légitimité internationale, tout espoir de paix durable et inclusive semble avoir été enterré en même temps que les négociations inter-afghanes. Finalement, le 15 août dernier, avec une rapidité qui semble avoir pris de court tous les États occidentaux, les Talibans s’emparent de Kaboul, devenant de facto les nouveaux maîtres de l’Afghanistan, tandis que le président Ashraf Ghani est contraint à l’exil.

« Celui qui prétend connaître l’avenir de l’Afghanistan est soit un ignorant, soit un sot » affirmait Jean-Pierre Maulny. Mais alors quel bilan peut-on dresser de vingt ans d’intervention extérieure en Afghanistan ? Tout d’abord, il s’agit d’une guerre coûteuse, tant en vies humaines (près de 4 000 victimes au sein de la coalition, 160 000 victimes afghanes – civiles et militaires) que d’un point de vue économique (le coût étant estimé à 2 000 milliards de dollars). Cette guerre, la plus longue guerre de l’histoire américaine, représente également une perte de crédibilité significative pour les pays occidentaux dans la région, la situation n’ayant, à de nombreux égards, fait qu’empirer. Certains développements positifs, certes fragiles, semblaient toutefois à l’œuvre, le taux de scolarisation ayant été multiplié par dix pour atteindre près de dix millions d’enfants, parmi lesquels quatre étaient des filles. Néanmoins, malgré l’annonce de quelques allègements, notamment concernant la scolarisation primaire des filles, autorisées, officiellement, à reprendre les cours, le retour au pouvoir des Talibans et de leur projet d’émirat islamique d’Afghanistan arbore d’ores et déjà un air de déjà-vu, notamment au regard des droits des femmes. En effet, celles-ci se sont vues progressivement exclues de la sphère publique, tant en raison du démantèlement du ministère autrefois chargé de la promotion de leurs droits, que de l’interdiction qui leur est faite de sortir seules. Pour ce qui est du soutien au terrorisme international, si les Talibans sont engagés contre l’État islamique, les liens entre Al Qaida et les Talibans relèvent d’une toute autre dynamique. En effet, bien que ces derniers ne soient plus dépendants financièrement d’Al Qaida, rompre les liens avec cette entité représenterait un risque au regard de la légitimité du mouvement, notamment face au risque de désolidarisation de la frange radicale de ses supports. Finalement, à l’aune du double attentat-suicide perpétré le 26 août dernier à l’aéroport de Kaboul, et revendiqué par l’État islamique, les craintes de voir l’Afghanistan redevenir un sanctuaire du terrorisme pourraient ne pas s’avérer infondées.

[1] PAUL Christopher, CLARKE Colin P., GRILL Beth, DUNIGAN Molly, “Paths to Victory: Lessons from Modern Insurgencies”, RAND, 2013