Par Ariane Quentier, le 4 octobre 2021
Grand reporter et ancienne porte-parole des Nations Unies en Afghanistan, auteur de Afghanistan au cœur du Chaos (2009, éditions Denoël) qui a reçu le Prix Estienne d’Orves en 2010, Twitter : @arianequentier
La débâcle américaine aura été piteuse et désordonnée. Les talibans peuvent se targuer d’avoir défait la première puissance mondiale. Il leur reste maintenant à gérer un pays ravagé par la guerre, rongé par la famine et au bord de la banqueroute. La terrible gouvernance des années 90 va-t-elle reprendre ses droits quand l’Afghanistan était un état-voyou que seuls trois pays reconnaissaient : le Pakistan, les Emirats arabes unis et l’Arabie saoudite ?
Depuis, la donne a bien changé. Les « nouveaux talibans » tiennent le pays et n’ont plus d’ennemis aux frontières, mais ils sont en quête de légitimation et de nouveaux partenaires. L’heure n’est plus à l’idéologie mais au pragmatisme et à la remise en marche de l’Etat. Dans cette nouvelle architecture géopolitique, l’Occident semble hors-jeu et tergiverse sur l’attitude à tenir vis-à-vis des nouveaux maîtres de l’Afghanistan. Les pays de la région se positionnent pour combler le vide laissé par Washington. Peu regardant sur les affaires intérieures, ils ont entamé le dialogue avec les talibans bien avant la chute de Kaboul. Les termes sont simples : en échange de garanties quant aux groupes djihadistes en terre afghane, les étudiants en religion bénéficieront de la légitimité qu’ils convoitent et que les anciens partenaires de l’Afghanistan leur refusent à ce stade, avec, espèrent encore les talibans, une assistance économique vitale, sans doute bilatérale, pour compenser les sanctions américaines et faire face à la faillite du pays.
Le Pakistan renoue avec ses alliés historiques
Islamabad est le premier gagnant de la redistribution des cartes en cours. Le Premier ministre Imran Khan s’est félicité que les Afghans aient « brisé les chaînes de l’esclavage ». Les protégés des services secrets pakistanais avec lesquels le dialogue n’a jamais été rompu sont au pouvoir ce qui marque de fait la fin de l’influence indienne en Afghanistan. L’Inde qui avait symboliquement financé le parlement afghan et déboursé trois milliards de dollars depuis 2001 est marginalisée. Delhi perd un allié sur le flanc occidental de son ennemi le Pakistan, lequel renoue avec son objectif de toujours : la garantie d’un gouvernement ami en Afghanistan.
Toutefois, le « Pays des Purs » doit faire face à une nébuleuse terroriste interne que la victoire des frères islamistes contre « la première puissance mondiale » pourrait galvaniser. Il est , en effet, en guerre avec le Mouvement des Talibans du Pakistan (Tehrik-e-Taliban Pakistan – TTP) né en 2007 dans les zones tribales pakistanaises et qui a grandi à l’ombre des talibans afghans et des fugitifs d’Al Qaida délogés par les Américains en 2001. Le TTP serait responsable d’au moins 4 000 morts entre 2007 et 2014 ; plusieurs offensives de l’armée pakistanaise l’ont partiellement décimé. Depuis 2014, la franchise de Daesh dans la région, l’Etat Islamique au Khorasan (Islamic State-Khorasan, IS-K), s’épanouit au Pakistan, et a revendiqué l’attentat du 26 août à l’aéroport de Kaboul. Pakistan et Afghanistan devront s’entendre pour réussir à combattre cet ennemi commun. La menace djihadiste comme l’obsession anti-indienne d’Islamabad vont dominer la politique du Pakistan envers les nouveaux maîtres de Kaboul.
Priorités sécuritaires pour la Chine et la Russie
Autres acteurs régionaux de poids, Pékin et Moscou n’ont pas attendu la chute de Kaboul pour prendre langue avec les talibans. Pour Russes et Chinois, la débâcle américaine est perçue comme un nouveau Vietnam auquel s’ajoute la défaite militaire de l’Otan et le repli de l’Occident. En 2019, les Russes avaient reçu une délégation taliban à Moscou et les Chinois avaient noués des contacts qui ont permis la rencontre, en juillet 2021, en terre chinoise du Ministre des Affaires étrangères Wang Yi et du Mollah Abdul Ghani Baradar, cofondateur du mouvement taliban.
La Russie et la Chine s’inquiètent du danger terroriste qui pourrait trouver un terreau fertile en Afghanistan et comptent sur les talibans pour contenir les djihadistes. Les Russes craignent la contagion islamiste dans leurs républiques à majorité musulmane et dans les grandes villes de la Fédération où vivent des milliers de migrants du « sud ». Moscou s’inquiète aussi pour les ex-Républiques soviétiques d’Asie centrale, fortement secouées par des mouvements djihadistes dans les années post-indépendance, et sérieusement travaillées par Daech depuis. En première ligne se trouvent l’Ouzbékistan et le Tadjikistan, membres du traité de l’Organisation de sécurité collective bâti autour de la Russie (OTSC).
Les Chinois redoutent également le transit vers le Xinjiang des djihadistes Ouïgours du Mouvement islamique du Turkestan oriental (East Turkestan Islamic Movement – ETIM), « une menace pour la sécurité nationale » a insisté le ministre Wang Yi. Mais la nouvelle Route de la Soie (Belt and Road Initiative) passe aussi par l’Afghanistan, dont les ressources minérales intéressent Pékin depuis plusieurs années. Le gouvernement intérimaire taliban à peine nommé, Pékin annonce la couleur en promettant une aide d’urgence de 31 millions de dollars – et plus … dès que la sécurité permettra « une reconstruction pacifique et le développement économique ». La Chine reprend la main.
Chant soufi de Herat par Khwaja Mohammad Ebrahim Ehrari
L’Iran – ralliement contre nature ou débouché naturel ?
L’attitude de Téhéran est plus ambivalente. L’échec américain aux portes de la Perse est une bonne nouvelle, mais l’arrivée d’un régime sunnite rigoriste ne fait forcément pas l’affaire de l’Iran chiite qui a frisé la guerre avec son voisin en 1998. Realpolitik oblige, Téhéran a reçu les talibans dès janvier 2021. Kaboul tombée, le président iranien Ebrahim Raissi a adopté une position modérée et rappelé la nécessité d’inclure toutes les communautés dans la nouvelle architecture politique. Une allusion aux Hazaras chiites du centre de l’Afghanistan, bête noire des pashtouns et des talibans, soutenus par l’Iran et qui ont fait une arrivée remarquée sur la scène afghane ces vingt dernières années. Il s’agit aussi de contenir, sur une frontière commune de près de 1 000 kilomètres, les flux de réfugiés et le trafic d’opium que seule une coopération bilatérale pourra interrompre. Les étudiants en religion, toujours sous sanctions américaines, apprécieront enfin de commercer avec leurs voisins perses eux-mêmes sous embargo de Washington : les exportations vers l’Afghanistan, pétrole compris, pourraient représenter 3 milliards de dollars d’ici la fin de l’année, indique Téhéran. La Perse est un partenaire économique naturel et le dialogue entamé par Téhéran un coup de canif dans la politique d’isolement régional prônée par les Américains.
Les outsiders
Il faudrait aussi mentionner les pays du Golfe, Qatar en-tête qui a fait une sérieuse percée diplomatique grâce à l’Afghanistan, tandis que l’Arabie saoudite, ex-sponsor des moudjahidin anti-soviétiques et de Ben Laden a pris ses distances. La Turquie conserve ses ambitions pantouraniennes (destin commun des peuples turcophones du Bosphore à la Sibérie), lorgne sur Kaboul mais craint avant tout la venue de milliers de réfugiés qu’elle ne veut pas accueillir. Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés prévoit, en effet, 500,000 départs suite à l’arrivée des talibans, et certains prendront la route iranienne vers l’Anatolie. Mais la Turquie, premier pays d’accueil au monde, ne veut plus sous-traiter la gestion des réfugiés pour le compte de l’Europe. Le soutien aux Syriens, monnayé cher avec l’Union européenne, risque de coûter les prochaines élections à Erdogan : le maître de la Turquie ne réitérera pas l’opération avec les Afghans.
Reste le Vieux Continent, au bout de la route eurasienne, à peine consulté par Washington et hors compétition. Les Européens s’interrogent sur les conséquences migratoires de la débâcle et sur la fiabilité de l’Allié américain. En revoyant leurs conditions à la baisse, ils bénéficieront sans doute d’une fenêtre humanitaire en Afghanistan, mais l’initiative politique ne leur appartient plus. Comme pour les Nations Unies restées discrètes lors de cette transition mais embarquées dans une vaste opération humanitaire.
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Dans le Grand Jeu cher à Kipling, le retour des talibans a créé une onde de choc en Asie centrale. Fin de partie pour l’Occident, les protagonistes régionaux ont la main et préfèrent la normalisation avec les talibans à l’émergence d’un narco-état terroriste à leurs frontières. Entre talibans rigoristes et voisins cyniques, un compromis réaliste, panachant priorités sécuritaires et opportunités économiques devrait émerger dans la région pour y combler le vide laissé par l’Amérique.