ThucyBlog n° 165 – Les politiques d’asile du Danemark, entre fermeté et restrictions (1/2)

Crédit photo : Fredrik Rubensson (licence CCA)

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Par Marie Robin, le 25 octobre 2021

Dr. Romana Careja, associate professor à l’Université du Sud-Danemark, travaille sur les enjeux liés aux migrations et politiques d’accueil en Scandinavie et en Europe de l’Est. Elle répond ici à quelques-unes de nos questions sur l’actualité des politiques d’asile au Danemark, notamment en réaction au projet récent de procéder au traitement des demandes d’asile danoises, en dehors de l’Europe. Quelques éléments de contexte et pistes de réflexion sont offerts dans cette première partie. Une seconde partie reviendra ensuite sur l’actualité plus directe de l’asile danois, au regard notamment de la situation afghane et de ce projet de délocalisation du traitement de l’asile.

Toutes les réponses ont été traduites de l’anglais.

 Marie Robin : Le Danemark occupe régulièrement le devant de l’actualité en raison de ses politiques d’asile parmi les plus strictes du monde. Souvent comparé à son voisin suédois, le Danemark apparait n’avoir qu’un faible taux d’asile ainsi que de nombreux critères de sélection pour ses politiques d’accueil. Pourriez-vous nous en dire plus sur ces politiques d’asile et nous expliquer les origines de cette sélectivité dans les procédures d’asile danoises ?

Romana Careja : Le fait que le Danemark ait une loi régulant l’asile stricte n’est pas une surprise. En cela, le pays s’inscrit dans une tendance plus large visible à travers toute l’Europe occidentale (avec quelques exceptions notables, dont la Suède) depuis le début des années 2000.

Ce qui surprend, dans le cas du Danemark, tient plutôt à la franchise des gouvernements danois (peu importe leur couleur politique) quant aux buts des changements politiques récents : à savoir celui de dissuader les potentiels réfugiés de demander l’asile au Danemark. À l’automne 2015, alors que de nombreux réfugiés fuyaient des pays du Moyen-Orient déchirés par la guerre, empruntant des routes périlleuses jusqu’aux côtes européennes, joints en cela par des centaines d’humains provenant du continent africain ou des pays des Balkans, le gouvernement danois a créé et acheté une série d’emplacements commerciaux dans des journaux en arabe et en anglais au Liban, informant les lecteurs que « le Danemark a décidé de renforcer ses régulations concernant les réfugiés dans un certain nombre de secteurs ». Le gouvernement en profitait pour y signaler que les bénéfices sociaux pour les réfugiés nouvellement arrivés seraient réduits de 50% et que ceux qui obtiendraient une protection temporaire n’auront pas le droit à demander le regroupement familial avant un an (bientôt augmenté à trois ans).

L’on doit reconnaitre au pays que, précédemment, les réfugiés reconnus bénéficiaient du soutien de l’État. Depuis le début des années 2000, un réfugié au Danemark était automatiquement inclus dans un programme d’intégration d’une durée de trois ans, payé par l’État, offrant des cours de danois, un accompagnement pour l’intégration sur le marché du travail, en sus de bénéfices sociaux et aides à l’intégration. Cependant, ces aides ont été progressivement réduites. Dans un post Facebook datant de 2017 l’ancienne ministre pour l’intégration Inger Støjberg a fameusement célébré  le 50e amendement visant à renforcer les contrôles de l’immigration et l’intégration. Certains des changements et mesures pris ont été accusés de ne pas respecter les droits humains. Par exemple, actuellement, Inger Støjberg fait l’objet d’une enquête pour avoir pris la décision de séparer des couples mariés de jeunes réfugiés. Et la Cour européenne des droits de l’homme a jugé, en juillet 2021, que la période d’attente de trois ans imposée avant l’ouverture des droits au regroupement familial était une violation du droit à avoir une vie de famille.

MR : Les lois danoises d’asile sont non seulement strictes, elles semblent également se construire sur une vision temporaire du statut. Ainsi, il y a quelques mois, le pays a considéré que la situation en Syrie s’était largement améliorée et ne justifiait plus que les réfugiés de ce pays (qui avaient donc reçu l’asile au Danemark) continuent à y vivre. Copenhague a ainsi organisé le retour de ces réfugiés syriens dans leur pays d’origine. Pourriez-vous nous en dire plus sur ce projet ? De nombreuses manifestations ont émergé, la décision a-t-elle finalement été prise ?

En règle générale, la tendance semble être à un durcissement continu des politiques d’asile danoises. Cela reflète-t-il une opinion partagée au sein de la population danoise ? Comment ces décisions sont-elles reçues par le grand public ?

RC : Ces nombreux changements ont conduit à l’établissement d’un régime d’asile strict. Une réforme majeure s’est produite au début 2019 avec l’adoption par le Parlement du « changement de paradigme ». Proposée par le gouvernement minoritaire de centre-droit Venstre, la réforme a été soutenue par le Parti populaire danois (parti nationaliste de droite), le parti soutenant le gouvernement au Parlement, ainsi que par le principal parti d’opposition, le parti social-démocrate. A l’origine de ce changement paradigmatique, une transition passant d’une approche qui voyait les réfugiés comme des individus qui, en intégrant le marché du travail, commenceraient leur processus d’intégration dans la société danoise, à une approche qui voit les réfugiés seulement comme des individus temporairement protégés par le Danemark. Toutes les catégories de réfugiés sont devenues « temporaires ». Il est devenu clair qu’aucune forme d’asile, même octroyée de façon répétée, ne saurait déboucher sur une résidence permanente. De plus, il a été souligné que le statut de réfugié serait révoqué (non-renouvelé) dès que les conditions de vie dans le pays d’origine seraient jugées suffisamment sûres. Les réfugiés reconnus doivent apprendre la langue danoise et travailler, mais ces efforts ne sont pas reconnus dans le processus de renouvellement de statut. Mattias Tesfaye, porte-parole du parti social-démocrate pour l’immigration en 2019 et actuel ministre de l’intégration, a ainsi déclaré : « Ces personnes recevront un honnête message : leur séjour au Danemark est temporaire ».

Le « changement de paradigme » suit en cela une tendance politique générale restrictive. Mais il correspond aussi, plus pragmatiquement, à une préoccupation budgétaire. En 2018, un rapport gouvernemental soulignait que « les immigrants non-européens et leurs descendants génèrent une dépense permanente pour les finances publiques de 33 milliards de couronnes danoises par an (ndlr : 4,5 milliards d’euros) ». Les conclusions de ce rapport ont ensuite été interprétées et utilisées afin de suggérer que les « mauvais résultats d’intégration » coûtaient davantage à la société danoise que les immigrants ne rapportaient. En ce que les réfugiés sont majoritairement des « immigrants non-européens », il devient aisé de voir le lien entre ces calculs et la décision de rendre le statut de réfugié temporaire.

Au vu des mesures adoptées au cours des années 2000, en particulier après 2015, et des déclarations qui les accompagnaient, l’on déduit aisément que l’intention des gouvernements danois successifs a été d’envoyer un signal fort aux demandeurs d’asile potentiels que le Danemark ne les accueillerait pas. En effet, on voit que le nombre de demandeurs d’asile au Danemark a considérablement baissé : de 21 314 (2015) à 6 266 (2016), 3 500 (2017), 3 559 (2018), 2716 (2019) à 1 515 (2020). Cette baisse laisse à penser que la stratégie de dissuasion danoise fonctionne. Mais dans le même temps, cette tendance à la baisse ne saurait être analysée indépendamment de la tendance plus générale de baisse du nombre d’arrivées en Europe après l’accord trouvé avec la Turquie.

Les politiques strictes du gouvernement se reflètent dans les attitudes de la population à l’égard des réfugiés. Les médias présentent régulièrement des histoires négatives, ou font usage d’angles négatifs pour aborder les questions liées aux réfugiés. Les histoires positives de réfugiés bien intégrés et contribuant à la société émergent seulement quand de tels individus sont menacés de déportation vers leur pays d’origine. La majorité de la population demeure largement négative à l’égard des réfugiés, et soutient globalement la politique d’asile mise en œuvre. Cependant, il existe une minorité non-négligeable, orientée plus positivement à l’égard des réfugiés et des rangs desquels ont émergé, en 2015 et 2016, alors que le gouvernement amendait les lois d’asile et d’intégration, des mouvements populaires (Venligboerne, diverses associations professionnelles, des ONGs, des associations sportives) afin de contribuer à l’intégration des réfugiés.

Une décision néanmoins semble avoir ébranlé l’opinion publique, résultant en une plus grande visibilité pour les réfugiés ayant œuvré pour s’intégrer (ayant appris la langue, obtenu un emploi, possédant un commerce, suivant un programme universitaire) : celle de procéder au renvoi de certains réfugiés syriens dans leur pays d’origine. Depuis 2020, le statut de réfugié de 528 réfugiés syriens n’a pas été renouvelé et ils ont été priés de quitter le pays. En considérant que nombre de ces individus ont des enfants à charge, le nombre de personnes affectées excèdera certainement ces estimations. La situation est le résultat direct de l’application des mesures du « changement de paradigme » de 2019, selon lequel les réfugiés ne bénéficient que d’un statut temporaire au Danemark, jusqu’à ce que la situation dans leur pays soit jugée « suffisamment sûre ». Elle a été mise en œuvre par la Commission danoise d’appel pour les réfugiés (flygtningenaevnet) qui, dans plusieurs de ses jugements, avait considéré que la situation dans le gouvernorat du Rif et de Damas (le grand Damas) était suffisamment sûre pour demander un retour, en dépit des protestations d’experts qui considéraient que, bien que la région ne subisse pas de combat actif, elle est loin d’être sûre pour ces individus.

En ce que le statut de réfugié peut être accordé à différents membres de la famille pour diverses raisons, l’application de ces règles provoque des séparations intrafamiliales. Parce que des jeunes hommes sont considérés comme étant en danger en raison des lois syriennes de conscription, leur statut est renouvelé. A contrario, les autres membres de leur famille qui ne courent pas le risque d’être conscrits : les personnes âgées, femmes et enfants, voient leur statut de réfugié retiré. Peu importe que ces personnes aient bâti leur vie au Danemark ou que, suivant les concepts danois eux-mêmes, ils soient « selvstanding » (autonome financièrement, ne dépendant pas du soutien de l’État providence). Les refus de renouvellement de statut de réfugiés se poursuivent, malgré des protestations publiques et en dépit des rapports (par exemple, par Amnesty International) selon lesquels des individus renvoyés en Syrie avaient été torturés et assassinés. Les décisions peuvent faire l’objet d’appel mais le processus est long et coûteux. Même quand le litige est résolu en faveur des réfugiés, cela ne garantit en rien que dans un futur plus ou moins distant, leur statut ne soit pas révoqué de nouveau. Des organisations de protection des droits humains travaillent actuellement à poursuivre le gouvernement danois devant la Cour européenne des droits de l’homme. Dans l’entremise, il n’existe aucun signe qui indiquerait un changement prochain de la position du gouvernement danois sur ce sujet.

Les récents développements et projets annoncés par le gouvernement danois semblent même envisager davantage de fermeté. Ces actualités feront l’objet de la seconde partie de cet entretien.

Lire la suite (Partie 2/2)