Par Julien Antouly, le 1er novembre 2021
Depuis quelques années, la région du Sahel est le théâtre de conflits armés de différentes natures. La réponse militaire mise en œuvre fait état d’une rare complexité du fait de la diversité des forces en présence et des mandats, puisque se mêlent forces armées nationales, opérations de lutte contre le terrorisme (Barkhane, Takuba), opérations de maintien de la paix de l’ONU (MINUSMA) ou encore missions de formations militaires (EUTM). La situation pourrait se complexifier davantage avec le possible engagement de sociétés militaires privées russes par les autorités maliennes. Une autre hypothèse prend de plus en plus d’ampleur depuis l’annonce de la transformation de l’opération Barkhane en juin dernier, celle de l’adoption d’un « mandat sous chapitre VII » du Conseil de sécurité au profit de la force conjointe du G5-Sahel (FC-G5 Sahel). C’est l’objet même de cet article, qui présentera de manière plus détaillée la nature et la portée de cette hypothèse, avant d’en évaluer les conséquences potentielles sur l’architecture du maintien de la paix.
Genèse des demandes d’un « mandat sous chapitre VII »
Créé officiellement en 2015, le G5 Sahel est un organe de coopération entre le Mali, le Niger, le Burkina Faso, le Tchad et la Mauritanie, consacré essentiellement aux questions sécuritaires et au développement de la région. Bien que son nom soit une analogie au G8 ou au G20, il n’est pas un simple forum de discussion mais est apparenté à une « organisation régionale ad hoc », du fait de sa base juridique (un traité), lui conférant une personnalité juridique et le dotant d’organes subsidiaires, dont un secrétariat permanent. En 2017, le G5 Sahel a annoncé la création d’une « force conjointe », pouvant mobiliser jusqu’à 5000 hommes. Celle-ci a reçu un important soutien diplomatique et l’Union africaine (UA) a officiellement autorisé son déploiement en avril de la même année. En juin 2017, le Conseil de sécurité a également accueilli « avec satisfaction le déploiement de la FC-G5S sur l’ensemble du territoire des pays qui y participent », avant de demander à la MINUSMA d’apporter un soutien logistique à cette nouvelle force.
Dès l’annonce de ce soutien, qualifié par la France de « bond en avant », des voix s’élevèrent pour demander un appui plus important de la part de l’ONU et un mandat sous chapitre VII. En effet, en cas menace contre la paix et la sécurité internationales, le Conseil peut invoquer le Chapitre VII de la Charte pour autoriser le déploiement d’opérations de maintien de la paix. Ses décisions ont alors un caractère obligatoire pour les Etats membres de l’ONU. En mai dernier, l’option d’un tel mandat, couplé à la création d’un bureau de soutien permanent de l’ONU à la FC-G5 Sahel a été de nouveau discutée devant le Conseil, sans aboutir à une résolution du fait de l’opposition des Etats-Unis. Depuis, les demandes n’ont cessé de s’intensifier, notamment lors de la dernière Assemblée générale au cours de laquelle les chefs d’Etats du G5 Sahel ont demandé de manière unanime un mandat sous chapitre VII.
L’autorisation de recours à la force, intérêt principal d’un tel mandat, attribuée par le Conseil de sécurité à une force militaire nationale ou régionale avec un objectif de lutte contre le terrorisme n’aurait rien de nouveau, ni de problématique. On en perçoit d’ailleurs difficilement l’intérêt, puisque les Etats du G5-Sahel interviennent sur leur propre territoire, et ont déjà obtenu une autorisation implicite du Conseil. Ainsi, c’est davantage le financement de cette force qui est recherché à travers cette demande, comme le démontre cette déclaration du Secrétaire général : « I am fighting for there to be an African counterterrorism force with a mandate under chapter seven (which provides for the use of force) of the Security Council and with dedicated funds ».
Vers un financement de la FC-G5 Sahel par l’ONU ?
Le Secrétaire général de l’ONU a évoqué à plusieurs reprises la création d’un « bureau d’appui » de l’organisation à la FC-G5 Sahel, au-delà de l’attribution d’un mandat. Cette option s’approche du Bureau d’appui existant en Somalie (UNSOS) au soutien des forces armées somaliennes et de la Mission de l’UA en Somalie (AMISOM), elle-même bénéficiant d’un mandat sous chapitre VII. Toutefois, si l’AMISOM reste dépendante de contributions financières externes et volontaires, l’objectif de créer un bureau d’appui pour le G5 Sahel semble être de garantir des ressources pérennes et durables. En effet, le G5 Sahel bénéficiant déjà de contributions volontaires importantes, c’est davantage un financement structurel de l’ONU qui est recherché ici, à travers les contributions obligatoires des Etats membres.
Ces demandes relatives au financement des opérations s’inscrivent dans un contexte spécifique marqué par les relations entre l’ONU et l’UA sur ces questions. En effet, cette dernière a adopté une position spécifique à travers le Consensus d’Ezulwini en 2005 qui affirme que l’UA et ses communautés économiques régionales (la CEDEAO dans le cas du Mali) doivent pouvoir intervenir dans la résolution des conflits sur le continent africain, mais que les dépenses de ces missions doivent être assumées par l’ONU. Des travaux confirment que les opérations de maintien de la paix sur le continent, même sous commandement africain, sont souvent financées par la communauté internationale, que ce soit à travers un financement bilatéral, la mise à disposition de soldats, ou au moyen des contributions obligatoires au budget de l’ONU. C’est cette dernière option qui semble être recherchée à travers l’adoption d’un mandat sous chapitre VII pour la FC-G5 Sahel.
Les risques de l’immixtion du contre-terrorisme dans l’architecture du maintien de la paix
Cette hypothèse d’un financement de l’ONU à travers les contributions obligatoires des Etats membres soulève deux interrogations majeures. En premier lieu, une telle hypothèse renforcerait l’emprise du paradigme de la lutte contre le terrorisme sur le maintien de la paix, déjà observée par ailleurs. Bertrand Ollivier rappelle qu’au Mali, la France défend depuis plusieurs années une vision robuste du maintien de la paix » prônant une forte articulation, voire une complémentarité entre forces de maintien de la paix et forces anti-terroristes. Celle-ci s’est illustrée par les collaborations imposées par le Conseil de sécurité entre la MINUSMA et Barkhane d’une part, et entre la MINUSMA et la FC-G5S d’autre part.
La nature exacte d’un éventuel bureau d’appui au G5 Sahel reste floue. Le Bureau en Somalie (UNSOS) dépend du nouveau « département du support opérationnel », mais il est toutefois présenté comme une « peace operation » sur le site de l’ONU. La stricte séparation entre un tel bureau et les activités de maintien de la paix semble impossible, tant sur le plan pratique que juridique, et renforcerait certainement les liens entre forces antiterroristes et dispositifs de maintien de la paix. Ces évolutions menacent le principe d’impartialité, sur lequel reposent les opérations de maintien de la paix de l’ONU, ainsi que la sécurité du personnel de ces mêmes missions, parfois assimilé à l’une des parties aux conflits armés dans lesquels elles interviennent. De manière globale, le think tank SaferWorld indiquait récemment que 20 ans après le 11 septembre, le maintien de la paix est l’une des premières victimes des activités de contre-terrorisme menées par l’ONU.
En second lieu, si l’hypothèse d’un mandat sous chapitre VII et de création d’un bureau d’appui se confirme, des interrogations émergeront à propos du respect du droit international humanitaire et des droits de l’homme de la part de la FC-G5 Sahel, et d’éventuelles responsabilités de l’ONU en cas de violations graves. En effet, l’ONU a adopté en 2011 une politique de diligence en matière de droits de l’homme dans le contexte de la fourniture d’appui à des forces de sécurité non onusiennes (HRDDP). Cette politique énonce un principe clair : l’ONU ne peut pas fournir d’appui si celui-ci est susceptible de bénéficier à des personnes qui commettent des violations du droit international, et si les autorités compétentes ne prennent pas les mesures de correction nécessaires.
Or, ces derniers mois, de nombreuses informations s’accumulent et semble démontrer des carences en la matière de la part des Etats du G5 Sahel. La coalition citoyenne pour le Sahel affirme par exemple que les activités des forces de défense et de sécurité peinent à inclure des mesures de protection des civils, et qu’elles provoquent davantage de victimes civiles que les groupes terroristes. La commission d’enquête des Nations Unies pour le Mali signalait fin 2020 l’existence d’un contexte d’impunité généralisée et déplorait que les nombreux cas de violations du droit international par les forces de défense et de sécurité ne soient pas suivis d’actions judiciaires. Elle affirme dans son rapport final rendu au Conseil que « l’État du Mali porte atteinte au droit des victimes d’abus et de violations des droits de l’homme et de crimes internationaux à un recours rapide, adéquat et efficace à la justice ». Récemment, le Secrétaire général de l’ONU reconnaissait lui-même son incapacité à évaluer le respect du droit international par la FC-G5S, du fait du manque d’informations transmises, et de la difficulté de distinguer les opérations militaires sous commandent de la FC-G5 Sahel des opérations sous commandement national, non appuyées par l’ONU. Au-delà des responsabilités juridiques, ces violations peuvent affecter durablement la perception et la confiance des populations civiles en faveur de l’ONU et des opérations de maintien de la paix. D’autres acteurs du développement en ont récemment fait les frais, pointés du doigt pour leur soutien à des forces armées accusées de violations du droit international.