Par Guillaume Berlat, le 4 novembre 2021
Pseudonyme d’un ancien diplomate
« L’histoire est un perpétuel recommencement » (Thucydide). Dans un temps où nos boussoles stratégiques ont perdu le nord, nos dirigeants sont à l’ouest, les chercheurs en relations internationales se raccrochent intellectuellement à tout ce qu’ils peuvent pour tenter de comprendre le présent. Ne parlons-pas d’anticiper l’avenir ! Ce qui est une autre histoire. Face au nouveau désordre mondial et à la défaite de l’intelligence, ils peinent souvent à s’élever au-dessus des circonstances, à s’écarter d’un présentisme de bon aloi. À leur décharge, rares sont ceux qui parviennent, aujourd’hui, à ne pas perdre leur latin pour décrypter l’indéchiffrable, pour appréhender la nouvelle grammaire des relations internationales adaptée à un monde en transition. C’est pourquoi, rien ne vaut un authentique exercice d’introspection, un retour vers le passé. Dès lors, pourquoi ne pas faire son miel des leçons de l’Histoire si tant est qu’elles puissent être tirées et qu’elles ne soient pas biaisées ? C’est à ce délicat exercice que nous allons essayer de nous livrer à l’aune de l’exégèse de quelques brillants esprits (Gérard Noiriel, Patrice Gueniffey, Eva Illouz, Sarah Al-Matary, Barbara Stiegler et Patrick Boucheron) convoqués par le quotidien Le Monde dans la moiteur de l’été 2020. Nous allons tenter d’extraire la substantifique moëlle de leurs réflexions en organisant notre démarche autour des trois axes suivants. Si le retour à l’histoire procède d’un éternel recommencement et recèle en lui un risque non négligeable d’instrumentalisation, il n’en demeure pas moins un exercice salutaire à bien des égards.
Le recours à l’histoire : un éternel recommencement
Nombreux sont les exemples pris au cours des siècles passés qui démontrent une évidence. Même s’il n’existe pas des lois de l’histoire comparables aux lois de la physique ou de l’astronomie, il est possible de mettre en évidence des processus de longue durée, des « chaînes d’interdépendance » reliant les hommes entre eux (Norbert Elias). C’est dans cette perspective que se développe l’histoire structurale de Fernand Braudel qui recherche, derrière l’écume des évènements, des constantes de longue durée. Marc Bloch ne dit-il pas que l’histoire « doit aider les hommes à mieux vivre » ! Dans cette perspective, on comprend mieux l’intérêt qui s’attache à éclairer le présent en s’appuyant sur le passé, voire même à anticiper l’avenir. « Ce qui se passe aujourd’hui au Brésil et en Hongrie prouve que ce passé est toujours bien présent et qu’il peut engager notre avenir » car « tout le monde veut connaître le passé, c’est probablement une façon détournée de mieux comprendre le présent » (Gérard Noiriel). Si gouverner, c’est prévoir (du moins en théorie), il est clair que les dirigeants, dans une moindre mesure, mais surtout les chercheurs, les prévisionnistes ne peuvent se permettre le luxe de négliger les leçons de l’histoire, si complexes soient-elles, comme outil incontournable d’analyse et de prospective stratégique. Ils ne s’en privent pas comme en témoigne cette référence entre la situation actuelle et celle prévalant dans les années 1930 qui revient de manière récurrente dans les commentaires de presse, voire de quelques experts reconnus (Barbara Stiegler).
Une fois posé le principe de l’utilité d’une approche historique, reste à soulever une question plus délicate encore, celle de l’interprétation subjective pouvant être faite de l’histoire dans un but qui n’est pas toujours désintéressé.
Le recours à l’histoire : un risque d’instrumentalisation
Interpréter le passé, l’histoire n’est pas toujours chose aisée tant il ne s’agit pas d’une science exacte mais d’une science humaine. Or, qui dit science humaine, dit subjectivité, partialité, idéologie… Tout d’abord, est-on certain de disposer de sources directes, fiables, indépendantes, impartiales livrées à sa propre interprétation ? Si tant est que ce soit le cas, est-on certain que l’interprétation que l’on va donner d’un fait, d’une guerre, d’une révolution (les mal nommés « printemps arabes »), d’une crise économique ou financière (celles de 1929 et de 2008) ne soit pas biaisée par une sorte de préjugé, un préjugement lié à une multitude de facteurs psychologiques, politiques (Lucien Febvre : « une vérité à son usage exclusif, une vérité à sa ressemblance et à sa seule convenance ») ? Et, dans cette hypothèse, l’historien ne convoque-t-il pas l’histoire avec une arrière-pensée, la faire entrer dans un cadre d’analyse préétabli (Cf. l’antiintellectualisme) ? Le regard sur l’histoire n’est souvent que la vérification inconsciente d’un ressentiment. Dès lors, le recours à l’histoire est-il utile pour éclairer le présent ? La question mérite à tout le moins d’être posée. Nous savons que la réponse à la question du rapport entre passé et présent divise ceux qui croient que « l’histoire nous ressert toujours les mêmes plats » et ceux qui partent du principe que le passé diffère du présent. Rappelons ce qu’écrit Alexis de Tocqueville, pour les périodes de crises, le passé ne peut éclairer ni le présent, ni le futur parce que « l’esprit erre dans l’obscurité ». Comme en toute chose, il faut savoir raison garder.
En dépit du risque évident d’instrumentalisation (Eva Illouz), le recours à l’histoire s’avère toujours un exercice salutaire, y compris lorsqu’il s’agit de l’écarter.
Le recours à l’histoire : un exercice salutaire
Face aux immenses défis que soulèvent, à juste raison, chercheurs et intellectuels, que faire concrètement face à une actualité internationale aussi imprévisible que déroutante ? Faire délibérément l’impasse sur l’histoire et ses éventuelles leçons ou la convoquer, sans discernement, dans une approche purement idéologique ? Bien qu’étroit, le chemin mérite d’être emprunté en s’entourant de quelques garde-fous. Souvenons-nous que « si vous n’envisagez pas l’avenir, vous n’avez pas de raison de vous intéresser au passé » (Patrice Gueniffey). Car, il est difficile, si ce n’est impossible de faire du passé table rase. Souvent, « l’éclair du passé n’illumine pas le présent mais l’électrise » (Patrick Boucheron). Et, cette approche peut conduire à un projet stratégique doublé d’une intelligence tactique. Toutes choses qui font défaut à nos dirigeants plus hommes politiques qu’hommes d’État. À la condition évidente de concilier exigence de neutralité méthodologique et nécessaire engagement. Ainsi, parvenons-nous au cœur du problème éternel que pose si justement Patrick Boucheron en soutenant que « le temps passé est moins un dépôt inerte qu’une énergie fossile toujours susceptible de se réactiver, et ce ‘précipité’ qu’est l’effectuation du passé dans le présent qui se nomme ‘histoire’ ». Alors, si nous adoptons cette optique, il nous appartiendra collectivement « d’encourager les temps présents à s’éclairer des leçons du passé ». Le voulons-nous ? Le pouvons-nous ? Même si « l’histoire, c’est la science des choses qui ne se répètent pas » (Paul Valéry), le peut et doit nous permettre de faire le départ entre continuités et discontinuités des évènements dans le temps et dans l’espace. Telle est la principale difficulté à laquelle sont confrontés les analystes des relations internationales alors que nous sommes entrés dans la troisième décennie du XXIe siècle !
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« L’histoire se répète, les historiens aussi ». Au-delà du facile jeu de mots, quels sont les mots qui devraient nous guider pour affronter les problèmes du présent avec lucidité et aborder les défis de l’avenir avec sérénité. Il ne s’agit bien évidemment pas d’avoir le sentiment que nous serions inexorablement condamnés à un futur entièrement déterminé par les structures du présent mais plutôt de réfléchir, d’analyser, de prévoir en évoluant en permanence entre passé, présent et avenir. Car comme le souligne l’écrivain et philosophe américain George Santayana : « Ceux qui ne peuvent se souvenir du passé sont condamnés à le revivre ». Sans tomber dans le travers de « l’inévitabilisme » (Eva Illouz), il y a place pour une démarche volontariste et intelligente de l’appréhension du monde, de sa compréhension, de la gouvernance internationale pas mal secouée, remise en cause au cours des dernière années. « Le vieux monde est traversé des idées neuves au même titre que le nouveau se nourrit de l’ancien » nous rappelle fort à propos la nouvelle présidente de la Fondation nationale des sciences politiques, Laurence Bertrand Dorléac. Un remake de rien de neuf sous le soleil ! « Jeune homme, étudiez l’histoire. C’est dans l’histoire que se trouvent tous les secrets de l’art de gouverner » aurait dit un jour l’expérimenté Winston Churchill à l’adolescent James Humes, futur rédacteur des discours de plusieurs présidents des États-Unis ! Ce grand homme d’État britannique ne nous donne-t-il pas implicitement la réponse, ou du moins une bonne partie de cette même réponse, à la question de savoir si le passé éclaire ou non le présent ?