ThucyBlog n° 169 – Souveraineté, capacité, puissance dans le contexte international contemporain (1/3)

Crédit photo : Yelkrokoyade (licence CCA)

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Par Serge Sur, le 8 novembre 2021 

La souveraineté est aujourd’hui à la mode. Voilà qui contraste vivement avec un passé récent. Après la chute du mur de Berlin voici trois décennies, on évoquait plutôt la mondialisation, la gouvernance globale, des notions qui impliquaient sinon la dissolution du moins la minoration de la souveraineté au profit de réseaux formels ou informels, de groupes d’experts informant et dirigeant des sociétés civiles comme les bergers les troupeaux. La gouvernance devait reposer sur une sorte de concertation permanente entre ces groupes d’experts, des ONG, des firmes transnationales – le transnationalisme était le maître mot de courants inspirés par la sociologie des relations internationales. Les plus militants étaient prêts à jeter l’Etat souverain dans les poubelles de l’histoire. Les plus modérés les rangeaient au musée des institutions obsolètes pour d’autres, comme la cité antique, la féodalité, les empires.

Le propos n’est pas ici de s’interroger sur l’échec de ces visions, échec spectaculaire depuis la montée en force du terrorisme islamique après 2001, puis la crise économico-financière de 2008, enfin la pandémie de la Covid à partir de 2019. Ces trois crises qui ont fait de la mondialisation une menace et non plus une espérance. Elles ont imposé que l’on se tourne à nouveau vers les Etats, seuls en mesure de les affronter. Il faut ainsi constater le retour en majesté des Etats dans les relations internationales, et partant du concept de souveraineté, puisqu’il existe un lien indéfectible et unique entre Etat et souveraineté. Retour des Etats : le terme n’est pas juste puisqu’ils n’avaient pas disparu. Il conviendrait plutôt de parler de réveil, parce qu’ils demeuraient les architectes des sociétés, internes comme internationale. Ce sont les éclairages qui ont changé, pas les architectes. D’une certaine façon, cet éclairage était lié à une illusion européenne, et lié à une conception illusoire de la construction européenne. Dans ce cadre on pouvait souvenir que l’Etat n’était plus qu’une relique barbare que le fédéralisme européen allait éradiquer. Mais prétendre expliquer aux Américains, aux Chinois, aux Indiens, aux Brésiliens, aux Russes, qu’ils n’étaient pas souverains n’avait aucun sens.

Mais la souveraineté est aujourd’hui victime de son succès. La mode n’est jamais le bon moyen d’appréhender un concept. Car la souveraineté est avant tout un concept, et un concept juridique. Il déborde certes du droit mais il ne saurait s’en séparer. C’est aussi un concept central, tant sur le plan interne qu’international, un concept exigeant, un concept absolu, un concept transcendant. Disons-le tout de suite : on est souverain ou on ne l’est pas. On n’érode pas la souveraineté, on ne la partage pas, on ne l’exerce pas en commun, on ne la transfère pas. Elle est ou elle n’est pas. Autre proposition qu’il va falloir illustrer : si tous les Etats sont souverains, seul l’Etat l’est, ce qui en fait l’acteur organique des relations internationales. Et sur le plan interne, l’Etat n’a ni égal ni supérieur. La souveraineté sur ce plan met en forme juridique un principe de légitimité qui est un principe hiérarchique dont découlent l’existence et l’autorité des pouvoirs publics et l’obéissance des citoyens.

Ce sont des concepts dégagés par des auteurs comme Bodin au XVIe siècle, Grotius au XVIIe et consacrés par la pensée des Lumières. Ils dominent les Etats contemporains, même si coexistent plusieurs principes de légitimité – démocratique en Occident, religieuse dans le monde musulman, prétendument méritocratique comme en Chine, nationale dans d’autres pays. Ce n’est pas le sens communément attribué dans le discours contemporain à la souveraineté : on parle de souveraineté européenne – je vais y revenir – de souveraineté numérique, de souveraineté économique, pour reprendre quelques thèmes de notre colloque. Cette pluralité a de quoi inquiéter : hier la souveraineté n’était plus nulle part, aujourd’hui elle est partout, ce qui revient au même. Le panthéisme, on le sait, est une forme d’athéisme. Faire de la souveraineté une notion concrète et immanente c’est aussi dissoudre son unité dans le multiple.

Alors la souveraineté ne peut pas rester qu’un concept. La souveraineté est l’âme de l’Etat, mais il lui faut un corps. De ce point de vue, la souveraineté se décline d’un côté et s’incarne de l’autre. Elle se décline en un nombre indéterminé de compétences, qu’il appartient à l’Etat de définir et d’exercer. Il peut le faire en coopération avec d’autres, Etats ou institutions internationales, mais il ne faut surtout pas confondre cette possibilité avec un abandon de souveraineté : c’est à l’inverse l’un de ses modes d’exercice, et on va y revenir. La souveraineté se décline ainsi en compétences dont elle est la matrice et qui peuvent évoluer, tout en demeurant elle-même intangible. Ces compétences demeurent cependant d’ordre juridique et abstrait : pour se concrétiser matériellement, il faut que la souveraineté s’incarne. Elle le fait grâce aux capacités qui permettent la mise en œuvre pratique des compétences. Mais là où la souveraineté est absolue, les capacités sont relatives. Là où les différentes souverainetés sont égales, les capacités sont inégales, comme la puissance dont elles sont l’instrument. Les capacités sont donc à l’interface entre souveraineté et puissance. Ceci conduit à deux séries d’observations, la première autour de la distinction entre souveraineté, compétences et capacités, la seconde autour des capacités, de la puissance et de la hiérarchie entre Etats qui en résulte.

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