ThucyBlog n° 170 – Souveraineté, capacité, puissance dans le contexte international contemporain (2/3)

Crédit photo : Yelkrokoyade (licence CCA)

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Par Serge Sur, le 8 novembre 2021 

Lire le début (Partie 1/2)

Souveraineté, compétences, capacités

1. – Commençons par quelques précisions à propos de la souveraineté. Comme on l’a dit, elle appartient à tous les Etats et n’appartient qu’à eux. C’est ainsi que parler de « souveraineté européenne » est dépourvu de sens. Quel serait au sein de l’Union le titulaire de la souveraineté ? Le peuple européen ? on sait qu’il n’existe pas, et que l’Union est constituée par des Etats membres. Or ceux-ci sont des Etats souverains, et ils le restent dans le cadre de l’Union. Celle-ci repose sur des traités entre Etats membres, et il serait futile de considérer que ces traités comportent abandon ou transfert de souveraineté. La CPJI dans son premier arrêt, en 1923, a ainsi justement statué qu’un traité international découlait d’un exercice de la souveraineté des Etats et nullement de sa renonciation : c’est parce que les Etats sont souverains qu’ils peuvent conclure des traités. La constatation vaut pour les traités européens comme pour les autres.

Il en résulte une double conséquence. La première sur le plan international : on peut toujours, à certaines conditions, se retirer d’un traité, même si apparemment on a confié beaucoup d’autorité à des instances extérieures. Le Brexit l’illustre amplement, inutile de s’y appesantir. La deuxième sur le plan interne : les traités ne s’appliquent à l’Etat qu’en vertu de sa constitution. Il prévoit le mode d’engagement de l’Etat à leur égard, éventuellement leur place dans la hiérarchie des normes internes. Dès lors aucun traité ne peut être supérieur à la constitution. L’idée de normes européennes qui seraient supérieures aux constitutions des Etats membres est dépourvue de fondement. Markus Kerber aura l’occasion d’y revenir.

C’est ainsi que, que ce soit sur le plan international ou sur le plan interne, les Etats restent souverains dans le cadre de l’Union européenne. Or la souveraineté ne se partage pas : sur un territoire donné, à l’égard d’une population donnée, il n’existe qu’une souveraineté. C’est ainsi que le Conseil constitutionnel français a précisé dans décision du 22 mai 1985 que la souveraineté comporte « le devoir pour l’Etat d’assurer le respect des institutions de la République, la continuité de la vie de la nation et des droits et libertés des citoyens ». Il a eu par la suite l’occasion de rappeler que les traités avaient une valeur juridique inférieure à la constitution, alors qu’en vertu de l’article 55 de ladite constitution, ils ont une valeur juridique supérieure à celle de la loi. De façon plus générale, l’article 3 de la Constitution rappelle que la souveraineté nationale appartient au peuple : on ne sache pas que le peuple ait opéré quelque transfert de souveraineté que ce soit.

On pourrait objecter que l’Union européenne comporte des institutions et mécanismes propres et uniques sur le plan international qui subordonnent les Etats membres. C’est ainsi que l’interprétation des traités européens relève de la CJUE et qu’elle s’impose à eux. L’objection ne tient cependant pas contre la supériorité de la constitution. La CJUE dispose certes de l’interprétation obligatoire des traités européens, mais pas de celle des constitutions internes. Leur interprétation est l’apanage des Etats membres, conseils ou cours constitutionnels lorsqu’ils existent. Une décision de la CJUE ne peut ainsi jamais prévaloir contre la constitution, puisque les traités ne s’appliquent qu’en vertu de la constitution.

Il y a aussi le cas de la monnaie européenne, l’Euro. On pourrait y voir un transfert partiel de souveraineté, la souveraineté monétaire, au profit d’une instance européenne, la BCE qui prend de façon indépendante ses décisions de gestion. Là encore, il ne s’agit nullement d’un transfert de souveraineté, mais d’un simple transfert de la compétence monétaire à une institution internationale. Il ne s’agit pas d’une innovation. Avec la Charte de l’ONU par exemple, les Etats ont transféré au Conseil de sécurité une partie de leurs compétences en matière de recours à la force armée, ce qui est une autre compétence régalienne de l’Etat. C’est ici le moment de préciser la distinction entre souveraineté et compétences, puisque la souveraineté se décline en une série indéfinie de compétences.

2. – Intéressons-nous maintenant aux compétences. Suivant la définition de la doctrine allemande, la souveraineté est « la compétence de la compétence », ce qui entraîne qu’elle se décline en une multiplicité de compétences sans jamais s’y résorber, puisque leur exercice est une manifestation et non une limitation de la souveraineté. On pourrait dire que les compétences sont le mode d’être juridique de la souveraineté. On l’a dit, elles sont indéfinies et peuvent toujours se développer, ce qu’elles font suivant notamment les progrès technologiques. Il appartient à chaque Etat de les définir et de les réguler pour lui-même.

On n’imaginait pas voici un siècle les compétences étatiques dans le domaine numérique par exemple, ou dans celui de la bioéthique. Elles s’ajoutent à des compétences plus traditionnelles, qualifiées de régaliennes, organisation des pouvoirs et des services publics, disposition du territoire et de ses ressources, attribution de la nationalité, compétence pénale, compétence fiscale, budgétaire, compétence pour conclure des traités internationaux, et plus largement compétence pour régir et réglementer les activités menées sur le territoire de l’Etat… Il reste toutefois que ces compétences sont aussi théoriques, qu’elles se traduisent en instruments juridiques, qui peuvent rester des constructions de papier. Il leur faut se matérialiser, se concrétiser, ce qui va se traduire par des capacités, capacités matérielles qui deviennent l’interface entre souveraineté et puissance.

3. – Cette observation doit simplement être nuancée par l’existence de deux types de capacités qui restent théoriques avant de s’incarner dans des moyens matériels. Il s’agit d’un côté de la capacité normative, de l’autre de la capacité coercitive, deux capacités dont disposent par nature les Etats. La capacité normative concerne la possibilité pour l’Etat d’adopter les législations qui encadreront la vie sociale. Tous les Etats en disposent également en vertu de leur souveraineté mais tous ne sont pas en mesure de l’exercer dans les mêmes conditions. Un exemple peut l’illustrer : avec la résolution 1373, du 28 septembre 2001, le Conseil de sécurité impose à tous les Etats de prendre dans leur ordre interne des mesures législatives, judiciaires et administratives de lutte contre le terrorisme. Cela fait suite aux attentats du 11 Septembre. Le Conseil précise que les Etats qui n’auraient pas les moyens de mettre au point ces législations et autres mesures peuvent bénéficier à cette fin d’une assistance internationale. C’est à la fois reconnaître et corriger les inégalités de capacité entre Etats.

Pour la capacité coercitive, elle repose sur le monopole de l’usage légitime de la force dont dispose l’Etat. C’est même pour Max Weber sa définition même. Mais la coercition ne se limite pas à la violence physique. Elle comporte beaucoup d’autres moyens, la perception d’impôts, les sanctions pénales non privatives de liberté, etc… L’Etat doit être en mesure d’assurer la paix civile sur son sol et le fonctionnement régulier de ses institutions – on peut rappeler sur ce point la décision du Conseil constitutionnel de 1985. Si l’Etat ne dispose pas concrètement des moyens nécessaires, il devient alors un Etat défaillant. On voit ainsi l’interface entre les compétences et capacités théoriques des Etats, qui sont égales, et leurs capacités réelles, qui sont la mesure de leur puissance, à la fois inégale et hiérarchisée. Cela nous conduit à la seconde série de remarques, sur les capacités, la puissance et sa hiérarchie.

Lire la suite et fin (Partie 3/3)