ThucyBlog n° 171 – Souveraineté, capacité, puissance dans le contexte international contemporain (3/3)

Crédit photo : Yelkrokoyade (licence CCA)

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Par Serge Sur, le 15 novembre 2021 

Lire la première partie (1/3)

Lire la deuxième partie (2/3)

Capacités, puissance, hiérarchie

En réalité, dans notre réunion on parle beaucoup plus de capacités, c’est-à-dire de puissance, que de souveraineté. La puissance doit en effet s’analyser comme un ensemble de capacités. Elles sont diffuses, relatives, inégales et évolutives, à la différence de la souveraineté, réservée aux Etats, absolue et intangible. Tous les Etats sont également souverains, comme le rappelle l’article 2 § 1 de la Charte de l’ONU. Mais chacun sait qu’ils sont inégalement puissants. A cet égard on peut distinguer trois aspects de la puissance. D’abord ses degrés, qui définissent une hiérarchie de capacités. Ensuite ses registres, les domaines sur lesquels elle s’exerce. Enfin ses orientations, les fins qu’elle se propose, les instruments qu’elle utilise. C’est bien là que réside l’objet de ces deux journées. Qu’il s’agisse en l’occurrence des Etats ou de l’Union européenne, c’est bien à l’évaluation de leur puissance et aux moyens de la renforcer que l’on s’intéresse.

1.- Les degrés de la puissance reposent sur une différence et une gradation de capacités. On ne s’interrogera pas ici sur les éléments matériels qui permettent de mesurer les puissances relatives. On distinguera plutôt une gradation de capacités. Au degré le plus élevé, la capacité de faire – c’est-à-dire d’agir par soi-même, qu’il s’agisse d’une projection de forces, de la conquête spatiale, d’investissements, d’exportations, etc… Ensuite, la capacité de faire faire – c’est-à-dire de convaincre ou de contraindre autrui à appliquer ses mesures, par exemple des sanctions, mais aussi la conclusion d’un traité multilatéral dont on a pris l’initiative. Ensuite, la capacité d’empêcher de faire, ce qui recouvre toutes les formes de dissuasion, qu’elle repose sur un droit de veto ou sur l’arme nucléaire. Enfin la capacité de refuser de faire – ainsi d’entrer dans une coalition, de participer à une opération militaire, de signer un traité, donc de se protéger soi-même contre les pressions extérieures.

On notera que faire et refuser de faire supposent une maîtrise sur soi-même tandis que faire faire et empêcher de faire impliquent une action sur autrui, et donc une forme de dépendance et au minimum de coopération. Ces quatre degrés définissent une hiérarchie de la puissance qui s’applique parfaitement aux Etats.

2. – Les registres de la puissance s’intéressent aux objets sur lesquels elle porte. On peut distinguer trois registres. Le premier est la puissance sur les esprits, que l’on persuade d’adhérer à des projets définis, ou que l’on convainc intellectuellement par la supériorité d’un raisonnement. C’est un registre immatériel même s’il repose sur des moyens matériels. On y trouve l’hégémonie culturelle, la qualité de la recherche/développement, les percées technologiques – mais aussi la qualité des institutions publiques, l’influence des religions, celle des mass médias, y compris propagande et désinformation.

Un deuxième registre est celui de la puissance sur les choses. Il s’agit ici des éléments matériels de la puissance, qui sont très variables suivant les périodes et donc évolutifs. La détention de ressources naturelles, un appareil industriel compétitif, une agriculture prospère, des forces armées efficaces en sont quelques exemples.

Un dernier registre est la puissance sur les valeurs. Elle est en quelque sorte le degré zéro de la puissance, elle est par exemple l’apanage des petits Etats, des postures christiques qui, face aux turpitudes de la société internationale, plaident pour un retour à l’éthique. Ce sont les Etats pasteurs qui trouvent ainsi une posture internationale avantageuse en instruisant le procès des grandes puissances. C’est aussi le rôle que les grandes puissances laissent, par exemple, au secrétaire général des Nations Unies, souvent réduit aux invocations humanitaires.

Ces registres ne recoupent que partiellement la fameuse distinction de Jo Nye entre Hard et Soft Power. Cette distinction est au demeurant un peu artificielle. Où mettre par exemple la puissance monétaire ? Elle est aussi bien au service du Hard que du Soft, elle peut servir à développer des systèmes d’armements ou des recherches technologiques civiles. L’important est dans l’usage de la puissance, le Smart Power si l’on veut – mais c’est un peu un pléonasme car une puissance qui n’est pas Smart n’est tout simplement pas une puissance, elle s’autodétruit comme l’ont montré les interventions américaines en Afghanistan et en Iraq.

3. – Reste à dire un mot des orientations de la puissance. Disons simplement et rapidement qu’elles peuvent être altruistes ou égoïstes. Altruistes, c’est le leadership, la définition de projets dans lesquels chacun des partenaires trouvera un rôle et un avantage, qui seront à somme positive pour tous – le plan Marshall, l’ONU, la construction européenne en sont des exemples. Elles reposent sur une vision large, ouverte et altruiste des relations internationales, une recherche d’un intérêt général et au minimum commun. Le multilatéralisme en est un instrument de choix. Il s’agit alors, non de faire disparaître la compétition entre Etats, mais de l’organiser et de la régulariser. Le leadership n’exclut pas la hiérarchie : c’est ainsi qu’un diplomate français expliquait en 2004, après le vote d’une résolution du Conseil de sécurité imposant des obligations à tous les Etats contre le terrorisme, que cette résolution visait à remettre de la hiérarchie dans les relations internationales.

Egoïstes, ce sont les orientations unilatérales, uniquement tournées vers le profit de celui qui détient la puissance – America First en est la caricature. L’objectif est non plus le leadership mais l’hégémonie, qui s’exerce au seul avantage du détenteur de la puissance et à la charge des tiers. La coercition en est l’instrument préférentiel. Des exemples ? La suprématie du dollar, ou la possibilité pour les Etats-Unis de prendre des sanctions unilatérales qu’ils imposent à cœur défendant aux autres, y compris à leurs alliés. Inutile de dire que telle n’est pas l’orientation de l’Union européenne, qui se veut à l’inverse bienveillante à l’extérieur et multilatérale à l’intérieur. Multilatérale à l’intérieur : c’est dire que la compétition entre Etats membres se poursuit.