ThucyBlog n° 172 – L’avenir du maintien de la paix des Nations Unies en question ?

©Alexandra Novosseloff. Patrouille de la MONUSCO dans la province de l’Ituri, République démocratique du Congo, 2018.

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Par Alexandra Novosseloff, le 18 novembre 2021 

Le maintien de la paix semble avoir disparu de l’agenda diplomatico-stratégique des États membres de l’Organisation, même si ceux d’entre eux qui siègent au Conseil de sécurité continuent à proroger les mandats de 12 opérations de l’ONU (comprenant 75 000 personnels en uniforme). Les opérations toujours en cours sont des legs des périodes de la guerre froide (Palestine, Cachemire, Chypre, Golan, Liban) ou de l’immédiat après-guerre froide (Sahara occidental, RDC, Kosovo). Restent quatre opérations (Abyei, Soudan du Sud, Centrafrique et Mali) créées entre 2011 et 2013 dans le cadre de la création d’un nouvel État sud-soudanais (FISNUA & MINUSS) et dans le cadre de la dégradation de deux États faillis (MINUSMA et MINUSCA). L’année 2015 a connu le niveau le plus élevé d’engagement de Casques bleus dans le monde (avec 107,800 personnels en uniforme). Depuis 2017, c’est à un mouvement inverse que l’on assiste avec une réductiond’environ 25% du personnel et du budget de ces opérations.

Le maintien de la paix n’en est pas à son premier reflux, mais l’on assiste certainement aujourd’hui à un déclin des grandes aventures du maintien de la paix : déclin qui avait commencé au début des années 2000 avec la remise en cause des administrations transitoires (Kosovo, Timor), déclin qui s’est poursuivi en 2017-2020 avec la fin progressive, dès que c’était possible, des opérations multidimensionnelles (Côte d’Ivoire, Liberia, Haïti, Darfour, demain la République démocratique du Congo). C’est d’ailleurs un reflux qui ne touche pas simplement l’ONU : l’OTAN a également mis fin à son déploiement en Afghanistan et l’Union africaine réfléchit à diminuer son engagement en Somalie.

Dans le monde fragmenté actuel, l’heure est aux plus petits formats, moins coûteux en matériel, en personnels et en investissement politique. Le « light footprint » (l’empreinte légère) est redevenu à la mode après avoir été promu au début des années 2000 par Lakhdar Brahimi en Afghanistan. C’est une mission politique spéciale réduite qui a été mise sur pied au Soudan en janvier 2021 pour aider le gouvernement de transition ; c’est une mission d’observation non armée qui a été créé en 2019 eu Yémen pour surveiller l’accord d’Hodeïda ; c’est une mission de police réduite qui avait succédé en 2018 à la MINUSTAH à Haïti. C’est une politique prudente des petits pas qui est à l’œuvre désormais.

Le temps de l’introspection est donc venu et le Secrétariat de l’ONU a publié en 2020 une série d’études sur le futur des opérations de maintien de la paix, alors qu’en dépit de ce reflux, le niveau de déploiement onusien fait de l’organisation toujours le deuxième déployeur de troupes au monde après les États-Unis. Trois idées ressortent du travail de réflexion engagé par le Département des opérations de l’ONU :

  • La capacité d’adaptation à tous les environnements sécuritaires dont a fait preuve le maintien de la paix en général, même s’il existe des limites à cette implication. Ces limites doivent d’ailleurs être reconnues et assumées comme telles, laissant la place à l’implication d’autres acteurs, et permettant à l’ONU de se recentrer sur les solutions politiques. C’est dans ce sens que certains appellent à une « reconceptualisation du maintien de la paix ».
  • Le souci de garder le maintien de la paix dans « ses clous conceptuels » (à savoir ses trois grands principes : impartialité, consentement de l’État-hôte, emploi de la force en cas de légitime défense) dans un contexte où les États ouvriraient les vannes à des acteurs moins contraints par les règles et les valeurs onusiennes, ou que ces États continuent de pousser les opérations onusiennes vers des domaines pour lesquels elles ne sont pas équipées (stabilisation qui soutient les États en place et est contraire au principe d’impartialité, contre-terrorisme, lutte contre la criminalité organisée, lutte contre la corruption, etc.).
  • L’importance des partenariats externes et internes au système des Nations Unies, afin notamment d’accomplir des tâches extérieures au champ d’action traditionnel des Casques bleus. Ceci permettra de prendre en compte les « conflits multi-couches » actuels et de calibrer les interventions de chacun.

Par contre, trois éléments ne sont pas vraiment pris en compte par la réflexion du Département des opérations parce que précisément ils vont au-delà de ses prérogatives, mais qui pourraient induire des réformes supplémentaires :

  • Les véritables conséquences de l’absence de marge de manœuvre budgétaire et d’énergie politique à venir dans un contexte où les États auront de moins en moins d’argent à consacrer aux interventions internationales, ce qui les conduira à forcément privilégier ce qui coûte le moins cher.
  • L’absence de réelle réflexion sur comment arriver à une réelle mise en œuvre d’un continuum de gestion de crise qui ne pourra faire l’impasse sur des considérations structurelles et budgétaires qui empêchent la bureaucratie onusienne d’être flexible dans la répartition des tâches et dans les transitions d’un type de mission à un autre.
  • L’absence de réflexion sur la place des militaires dans les opérations de maintien de la paix, la composante militaire masquant souvent le travail des autres composantes, alors même qu’elle doit être en soutien d’une stratégie politique et qu’il ne s’agit pas de militariser ces opérations. Rien n’est dit sur les questions clés du commandement et du contrôle de ces opérations politico-militaires et sur l’indispensable intégration entre les différentes composantes d’une mission, alors que l’enjeu est bien de mieux coordonner les objectifs et les activités entre et au sein même des composantes civile et militaire des missions.

Enfin, il existe trois domaines pour lesquels l’ONU pourrait apporter sa propre réflexion tout en regardant la réalité de ses capacités :

  • La formation des forces armées souvent envisagée comme stratégie de sortie, mais qui n’en est pas vraiment une. Comment passer d’une capacité à déployer des forces à une capacité à soutenir et à former? Si les forces de l’ONU ne sont pas équipées pour former, comment est-ce que l’Organisation peut contribuer au débat sur la nécessité de mettre en place dans les pays où elle intervient, une armée nationale et républicaine qui rassure et dans laquelle chaque citoyen puisse se reconnaitre ?
  • La façon de retrouver confiance dans les outils du continuum de gestion de crise (maintien de la paix, médiation, consolidation de la paix, paix durable) qui permettra de forger un nouveau consensus et de mieux définir l’espace politique qui revient à l’ONU sur le terrain face aux différentes parties en présence. Ceci passe aussi par une réflexion sur les moyens à donner à ces opérations et ces missions pour qu’elles et leurs équipes dirigeantes se fassent respecter sur le terrain.
  • La façon de confier à d’autres la gestion de certaines crises (« outsourcing ») tout en assurant pour le Conseil de sécurité un rôle de coordonnateur politique général, de parapluie de l’action internationale dans son ensemble.

Les opérations de paix iront-elles vers l’ONU des États ou bien celle des peuples ? L’ONU est-elle une organisation pour les États ou une organisation pour les peuples ? C’est bien la question centrale que pose le travail de réflexion engagé par le Secrétariat sur le futur de ces opérations qui n’ont au fond eu qu’un rôle de limitation des conflits en cours ou de leurs effets et qui ont très souvent contribué à limiter leur résurgence comme le montre le travail de recherche engagé par le réseau de recherches sur l’efficacité des opérations de paix (EPON). L’un des plus grands défis des Casques bleus sera aussi de rester impartiaux, de garder le cap sur les valeurs de l’Organisation, et de faire en sorte que le Conseil de sécurité constitue un réel soutien à leur action.

Par ailleurs, les opérations de maintien de la paix ne pourront être mieux appréhender demain que si les limites et les contraintes de la gestion des crises le sont également. Ces opérations ne peuvent être effectives que sur le temps long, dans une approche politico-militaire bien coordonnée, avec un objectif politique clair et qui « parle » aux populations locales et aux forces politiques du pays, dans un climat apaisé où les bénéfices liés à une économie de guerre sont progressivement remplacés par une économie plus vertueuse, où l’état de droit se construit et permet aux populations de se sentir plus en sécurité, où la bonne gouvernance doit être priorisée par les acteurs internationaux sur tout le reste (la construction onéreuse d’une armée, par exemple), et où le rôle principal des organisations internationales présentes se concentre sur l’instauration d’un véritable dialogue politique et la promotion de solutions politiques pour l’amélioration des relations entre le gouvernement et la société. Est-ce là un idéal vraiment inatteignable ?

Des réflexions que le Secrétariat pourrait mettre en avant lors de la prochaine réunion ministérielle sur le maintien de la paix organisée à Séoul les 7-8 décembre 2021.