Par Philippe Bou Nader, le 6 décembre 2021
La fréquence à laquelle émergent les groupes armés non-étatiques (« GA » dans ce qui suit), les récents succès que de tels GA ont pu enregistrer depuis la fin de la Guerre Froide – dont le retrait des forces d’occupation de l’Afghanistan pour le groupe Taliban ou encore le retrait des forces d’occupation américano-britanniques du territoire irakien pour certaines groupes armés irakiens –, et les réactions étatiques à de tels évènements, dont la fameuse malnommée « Guerre contre le Terrorisme » conduite par une partie de l’Occident, ont fait apparaitre une problématique juridique, qui est aussi en partie sémantique : les GA sont-ils tous des groupes armés « terroristes », selon le droit international ? Le terrorisme, ou « l’extrémisme violent », nouveau terme à la mode dans les instances onusiennes[1], serait-il l’horizon indépassable de la pensée juridique internationaliste en matière de violence armée conduite par les GA en périodes de conflits armés ?
Les développements qui suivent, et qui s’étaleront sur deux posts, défendent l’idée selon laquelle le droit international conventionnel suggère déjà une certaine typologie des GA, typologie qui dépasse le débat infructueux sur la notion de terrorisme, qui est d’ailleurs souvent orienté pour servir les intérêts de puissances belliqueuses et expansionnistes. Cette typologie peut être déduite de certaines dispositions du droit international conventionnel relatives tant aux problématiques du jus ad bellum que celle du jus in bello et de la lutte anticriminalité internationale. En d’autres termes, ces deux posts proposent une nouvelle lecture de la place réservée aux GA par le droit international.
Qu’est-ce qu’un « groupe armé » en droit international ?
Le droit international impose certains critères afin de pouvoir qualifier une organisation humaine de groupe armé. La principale disposition du droit international conventionnel relative à ces critères se trouve dans le Protocole additionnel II aux Conventions de Genève de 1949 (« PA II », dans ce qui suit). Ce dernier fait référence aux GA dans son article 1(1). Cet article dispose que le PA II :
« s’applique à tous les conflits armés qui ne sont pas couverts par l’article premier du Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés international (Protocole I), et qui se déroulent sur le territoire d’une Haute Partie contractante entre ses forces armées et des forces armées dissidentes ou des groupes armés organisés qui, sous la conduite d’un commandement responsable, exercent sur une partie de son territoire un contrôle tel qu’il leur permette de mener des opérations militaires continues et concertées et d’appliquer le présent Protocole »[2].
La condition de l’organisation interne de tels groupes n’est pas anodine ou de pure opportunité théorique. L’article 1(2) du PA II continue en effet par ériger le degré d’organisation des Parties en présence en un moyen de distinguer entre les cas de conflits armés et ceux de troubles internes, en précisant que ce Protocole « ne s’applique pas aux situations de tensions internes, de troubles intérieurs, comme les émeutes, les actes isolés et sporadiques de violence et autres actes analogues, qui ne sont pas considérés comme des conflits armés ».
Certains tribunaux pénaux internationaux ayant dû interpréter le droit international humanitaire (« DIH », dans ce qui suit) ont détaillé ces critères organisationnels, qui sont donc :
- Un minimum de structure de commandement hiérarchique interne: cette structure hiérarchique ne doit pas être prise dans son sens le plus strict et n’est pas censée être identique à celle des forces armées gouvernementales ou régulières. Le Tribunal pénal international pour le Rwanda, dans son Affaire Musema par exemple, affirma que les « forces armées opposées au gouvernement doivent être placées sous un commandement responsable. Cette exigence implique une certaine organisation des groupes armés insurgés ou des forces armées dissidentes, mais cela ne signifie pas forcément la mise en place d’un système d’organisation militaire hiérarchique identique à celui de forces armées régulières »[3];
- Un minimum d’indépendance envers les États: le GA en question ne pourra être considéré comme étant non-étatique que s’il n’agit pas comme un simple agent d’un État, le transformant en « agent de fait » ;
- Une volonté de recourir à la force armée pour atteindre ses objectifs;
- Une capacité de recourir à la force armée ; et
- Un minimum de contrôle sur un terrain, ce contrôle permettant au GA en question « de mener des opérations militaires continues et concertées et d’appliquer le présent Protocole [PA II] ».
Le droit international conventionnel nous confère donc les moyens d’identifier les groupes armés, sur la base de critères organisationnels plus ou moins objectifs. Bien qu’il soit l’œuvre des États, le droit international adopte-t-il néanmoins une condamnation a priori et absolue des groupes armés ? Ces derniers sont-ils forcément illicites ou illégitimes, dans le contexte d’un conflit armé ?
Le droit international s’oppose-t-il, par principe, aux groupes armés non-étatiques ?
Une recherche plus approfondie du droit international conventionnel et coutumier ne permet pas d’identifier de « condamnation de principe », par la communauté internationale, de toute forme de GA. En d’autres termes, un GA n’est pas forcément ou systématiquement une menace à la paix et à la sécurité internationales ou un groupement « illicite » d’êtres humains.
C’est bien en partie cela qui justifie le fait que même les membres de certains groupes armés bénéficient des protections du DIH, et doivent aussi respecter ce dernier : l’article premier du Règlement de La Haye du 18 octobre 1907 dispose par exemple que « les lois, les droits et les devoirs de la guerre ne s’appliquent pas seulement à l’armée, mais encore aux milices et aux corps de volontaires », tant que ces derniers réunissent les conditions suivantes :
- Avoir une personne responsable pour ses subordonnés ;
- Avoir un signe distinctif fixe et reconnaissable à distance ;
- Porter les armes ouvertement ; et
- Se conformer dans leurs opérations aux lois et coutumes de la guerre.
Au contraire, le droit international conventionnel protège ou étend ses protections humanitaires aux membres des groupes armés. L’article 2 du même Règlement de la Haye du 18 octobre 1907 dispose par exemple que « la population d’un territoire non occupé qui, à l’approche de l’ennemi, prend spontanément les armes pour combattre les troupes d’invasion sans avoir eu le temps de s’organiser conformément à l’article premier, sera considérée comme belligérante si elle porte les armes ouvertement et si elle respecte les lois et coutumes de la guerre ».
Une étude de la pratique internationale depuis la Charte de 1945 n’indique pas non plus que les États ont adopté une objection de principe à toute sorte de GA. Par exemple, la résolution 1514 (XV) de l’Assemblée générale sur la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux de décembre 1960, « déclare […] la sujétion des peuples à une subjugation, à une domination et à une exploitation étrangères constitue un déni des droits fondamentaux de l’homme, est contraire à la Charte des Nations Unies et compromet la cause de la paix et de la coopération mondiales » et que « il sera mis fin à toute action armée et à toutes mesures de répression, de quelque sorte qu’elles soient, dirigées contre les peuples dépendants, pour permettre à ces peuples d’exercer pacifiquement et librement leur droit à l’indépendance complète, et l’intégrité de leur territoire national sera respectée ». Or, la plupart des pays ayant gagné leur indépendance après 1945, et qui étaient colonisés avant cela, l’ont obtenu par une lutte armée de décolonisation, conduite par un ou plusieurs GA. Ce statut, celui de GA luttant pour décoloniser leur pays, a d’ailleurs valu à de tels GA de participer, d’une certaine façon, au système des Nations Unies. En 1974, Claude Lazarus expliquait que « Depuis quelques années, les organisations du « système des Nations Unies » ont pris une série de décisions tendant à associer certains mouvements de libération africains à leurs activités. A l’heure actuelle, ils ont été admis comme observateurs dans trois organes subsidiaires de l’O.N.U. (un quatrième organe – la Commission économique pour l’Afrique – les a admis comme membres associés) et un organe principal ainsi que dans neuf Institutions spécialisées. Ils ont participé, toujours à titre d’observateurs, à trois conférences internationales organisées par l’O.N.U. »[4]. Comment en est-on donc arrivé à quasi-systématiquement qualifier tout GA parti à un conflit armé de groupe terroriste, amalgamant (i) toutes ces organisations entre elles et (ii) leurs objectifs respectifs, que ces derniers soient conformes ou pas à la Charte des Nation Unies ?
Lire la suite et fin (Partie 2/2)
[1] Dans son Plan d’action pour la prévention de l’extrémisme violent (2015), le Secrétaire général des Nations Unis définissait « l’extrémisme violent » comme un « phénomène multiforme, qui échappe à toute définition claire […] », ajoutant que ce phénomène tend « à conduire au terrorisme […] ». Il est donc peu dire que même les défenseurs de ce nouveau terme à la mode n’ont pas encore pu proposer une définition satisfaisante d’un tel phénomène.
[2] Nous soulignons.
[3] TPIR, Le Procureur contre Alfred Musema, Chambre de première instance, TPIR-96-13-T, 27 janvier 2000, para. 257. Le Commentaire de 1987 du CICR du Protocole Additionnel II, dans son paragraphe 4463, affirme la même interprétation : « L’existence d’un commandement responsable implique une certaine organisation des groupes armés insurgés ou des forces armées dissidentes, mais cela ne signifie pas forcément la mise en place d’un système d’organisation militaire hiérarchique similaire à celui de forces armées régulières. Il s’agit d’une organisation suffisante, d’une part, pour concevoir et mener des opérations militaires continues et concertées, de l’autre, pour imposer une discipline au nom d’une autorité de fait ».
[4] C., Lazarus, « Le statut des mouvements de libération nationale à l’Organisation des Nations Unies », Annuaire français de droit international, Vol. 20, 1974, p. 173.