Par Christophe Richer, le 28 janvier 2021
Le 16 mars dernier, pour beaucoup d’entre nous, la vie s’est arrêtée. Le président de la République avait pris la décision de confiner la population, pour prévenir une submersion des hôpitaux. Elle peine aujourd’hui encore à reprendre son cours normal tant l’épidémie ne semble pas vouloir lâcher prise. Dans son allocution, le président de la République a estimé que « nous [étions] en guerre, en guerre sanitaire, certes ». La métaphore guerrière a ensuite été filée ensuite pour encourager l’union nationale que le président appelait de ses vœux. Dans le cadre des pandémies, l’emploi de la métaphore guerrière n’est pas nouveau. Dans un entretien donné le 23 octobre dernier au Monde, l’historienne Anne Rasmussen a montré la cohérence de cette métaphore face à une épidémie. L’épidémie, comme la guerre, vient de l’extérieur.
Néanmoins, dans l’imaginaire collectif, la guerre renvoie plus au soldat qu’à l’infirmière, plus aux champs de bataille qu’aux unités de réanimation. D’ailleurs, l’emploi de la métaphore guerrière ne s’est pas traduit par un investissement plus important des militaires dans la gestion de la crise sanitaire, à l’exception du service de santé des armées dont les huit hôpitaux d’instruction des armées participent déjà en temps normal au système de santé français, et qui a dû déployer un hôpital de campagne à Mulhouse.
À la suite des tragiques attentats à Conflans-Sainte-Honorine et à Nice le mois dernier, on a vu se multiplier chez une partie de la classe politique les appels à adopter une « législation de guerre », à sortir du temps de paix. Ici aussi, l’idée que l’on puisse mener une guerre contre le terrorisme n’est pas nouvelle. Il suffit d’évoquer la « grande guerre contre le terrorisme » de l’Administration Bush à la suite des attentats du 11 septembre 2001.
Ainsi, en moins d’un an, à deux occasions différentes, on a pu prétendre que la France était en guerre, pas à l’étranger comme en Afghanistan, mais une guerre sur son territoire dont les victimes seraient en premier lieu les civils. Le recours au vocabulaire guerrier amène à une question d’importance, celle du rôle des militaires dans la gestion des crises, qu’elles soient sanitaires ou sécuritaires.
Face à une crise sanitaire, force est de constater que les moyens militaires ne sont pas adaptés. Le service de santé des armées (SSA) ne compte dans ses rangs que 14 000 militaires y compris les personnels de soutien et dispose de huit hôpitaux d’instruction des armées. À titre de comparaison, l’AP-HP dispose de 39 hôpitaux et d’une masse salariale de près de 100 000 personnes. Si le SSA doit participer à un tel effort pour permettre l’accueil des personnes atteintes de la COVID-19, le service ne doit pas pour autant sacrifier ses missions principales, à savoir le soin des militaires déployés en opération.
Le rôle des forces armées à l’étranger face au terrorisme
Face au terrorisme, le problème est différent selon que l’on aborde la lutte contre le terrorisme sur le territoire national ou à l’étranger. À l’étranger, les armées peuvent pleinement jouer un rôle dans la lutte contre le terrorisme. C’est d’ailleurs le mandat principal des opérations Barkhane et Chammal déployées respectivement dans la bande sahélo-saharienne et au Levant. Là-bas, l’outil militaire est pertinent parce que les groupes armés terroristes cherchent à disposer d’un territoire soit pour contraindre le pouvoir politique à appliquer son idéologie, soit pour soustraire ce territoire au contrôle étatique. Cette remarque permet de se rendre compte d’une chose cruciale : le terrorisme est une méthode, une tactique au service d’une idéologie. Dire que l’on fait la guerre au terrorisme est au mieux maladroit, au pire absurde. Le terrorisme c’est la méthode du faible par rapport au fort, comme l’est la guérilla, à la différence que la guérilla harcèle les forces armées et que le terrorisme vise les populations.
On ne fait pas la guerre à une tactique. On peut seulement faire la guerre aux groupes dont les méthodes sont terroristes. Dès lors, on peut légitimement se demander si une réponse militaire peut être efficace face à une crise telle que celle au Mali. On revient ainsi à l’éternel débat entre intervention militaire et développement. Mais il est certain qu’il ne peut y avoir de résolution de la crise de la bande sahélo-saharienne sans une réponse qui allie intervention militaire et développement. Dans ce cadre, le but de l’intervention militaire est d’assurer des conditions minimales de sécurité pour permettre aux efforts de développement de réaffirmer l’autorité du Mali et saper l’attrait de l’idéologie islamiste qui nourrit les révoltes.
Les forces armées face au terrorisme interne
La contribution des armées à la lutte contre le terrorisme sur le territoire national est moins certaine. Depuis les attentats de janvier 2015, des militaires, dans le cadre de l’opération Sentinelle sont déployés dans l’espace public. Les effectifs de Sentinelle ont été portés à 7 000 hommes et femmes depuis l’attentat de Nice. Sentinelle est le volet militaire du plan Vigipirate qui est activé en France sans discontinuer depuis le 6 octobre 1995. À compter de cette date, des militaires sont toujours déployés sur le territoire français pour participer à l’effort antiterroriste. Les patrouilles organisées dans ce cadre ainsi que les gardes statiques déployées devant des édifices sensibles viennent suppléer les forces de sécurité intérieure : police et gendarmerie nationales. Les objectifs de Sentinelle sont triples : rassurer les populations, dissuader les terroristes de passer à l’acte, réagir en cas de la commission d’un acte terroriste. On peut cependant s’interroger sur la plus-value réelle de l’opération. La présence de militaires en armes de manière quotidienne dans les rues peut tout autant être anxiogène pour certains qu’elle est rassurante pour d’autres. La valeur dissuasive de l’opération n’est pas non établie. On ne sait pas dans quelle mesure la présence de militaires peut éventuellement décourager un individu de passer à l’acte. Ce qui est cependant certain, c’est que la présence de militaires tend à les ériger en cibles pour les terroristes.
Enfin, l’utilité des militaires en cas d’attentat est limitée. En effet, ces derniers sont d’abord formés pour être déployés sur un champ de bataille où les règles de recours à la force sont sensiblement différentes. Le 13 novembre 2015, lors de la prise d’otage au Bataclan, le RAID et la BAC ont été préférés aux militaires pour procéder à la libération de la salle. La raison en est évidente : le RAID et la BAC sont formés à ce genre d’interventions à la différence des militaires. En somme, la plus-value des militaires pour la sécurisation du territoire est, au mieux, incertaine, au pire, nulle. Il est cependant établi que le recours massif aux forces armées sur le territoire national a des conséquences négatives sur l’entraînement des militaires. Un choix est nécessairement fait entre la préparation au combat et le déploiement dans les rues. Le coût interroge également. En 2016, l’opération Sentinelle a engendré un surcoût de 145 millions d’euros intégralement pris en charge par le ministère des Armées. Cette somme aurait pu être employée à accélérer le renouvellement des matériels engagé depuis 2017 et ainsi à permettre une disponibilité plus grande de nos forces.
Les débats sur le rôle de l’armée ne sont pas nouveaux. Déjà en 1891, Hubert Lyautey participait à ce débat avec son article sur le rôle social de l’officier. Ces questions sont légitimes dans une société démocratique où les armes sont soumises au pouvoir politique. Mais il importe que ces débats soient menés dans la sérénité plutôt qu’en réaction à des actes dont le caractère tragique fait primer les sentiments sur la raison.