ThucyBlog n° 182 – De l’Allemagne (1/2)

Crédit photo : Al Case (licence CCA)

Partager sur :

Par ThucyBlog, le 5 janvier 2022

Henri Heine, poète et politiste allemand, a longtemps vécu en France où il est mort et enterré. Victime de l’antisémitisme dans son pays d’origine, il a trouvé à Paris un refuge et un lieu d’inspiration. Il a écrit entre autres deux livres importants, De la France (1833) et De l’Allemagne, dont le présent texte est extrait. Il y développe un parallélisme entre Kant et Robespierre ainsi qu’une comparaison entre la Révolution française et celle qu’il sent venir en Allemagne. Il prend le contrepied de l’ouvrage de Germaine de Staël (1768 – 1817), De l’Allemagne (1814).  

Dans ce premier extrait, il oppose les processus révolutionnaires en France et en Allemagne, en soulignant que dans cet espace germanique la Réforme a précédé la philosophie des Lumières qui, dans sa contestation même, apportera au processus des changements radicaux. On peut lui objecter que la Révolution française a également connu ses précédents religieux et intellectuels : le Jansénisme des Parlements a affaibli la monarchie au XVIIIe siècle, cependant que Diderot, Montesquieu, Rousseau, Voltaire parmi d’autres nourrissaient les doctrines qu’une génération postérieure allait mettre en application.  

Au fond, ce texte annonce Bismarck et la période guerrière qui a conduit au XIXe siècle à l’unification de l’Allemagne. Nous verrons, dans un second extrait, que Heine va plus loin et prédit les catastrophes européennes du XXe siècle, largement provoquées par une démesure allemande. Ce poète, très francophile, a montré une sensibilité et une prescience étonnantes. On ne lit pas assez, alors que les deux livres sont accessibles en collections de poche.   

Henri Heine (1797 – 1856)
Extrait de « De l’Allemagne » – 1855

Madame de Staël ne voyait au-delà du Rhin que ce qu’elle voulait voir : un nébuleux pays d’esprits, où des hommes sans corps et tout vertu se promènent sur des champs de neige, ne s’entretenant que de morale et de métaphysique ! Elle ne voyait chez nous que ce qu’elle désirait voir, et elle n’entendait que ce qu’elle désirait entendre, pour le raconter à son retour – et avec cela elle n’entendait que peu de choses, et jamais le vrai…

… On dit que les esprits de la nuit s’épouvantent quand ils aperçoivent le glaive d’un bourreau. De quelle terreur doivent-ils donc être frappés quand on leur présente la Critique de la raison pure de Kant ! Ce livre est le glaive qui tua en Allemagne le Dieu des déistes.

A dire vrai, vous autres Français, vous avez été doux et modérés, comparés à nous autres Allemands : vous n’avez pu tuer qu’un roi, et encore vous fallut-il en cette occasion tambouriner, vociférer, et trépigner à ébranler tout le globe. On fait réellement à Maximilien Robespierre trop d’honneur en le comparant à Emmanuel Kant. Maximilien Robespierre, le grand badaud de la rue Saint-Honoré, avait sans doute ses accès de destruction quand il était question de la royauté, et il se démenait d’une manière assez effrayante dans son épilepsie régicide ; mais s’agissait-il de l’Etre Suprême, il essuyait l’écume qui blanchissait sa bouche, lavait ses mains ensanglantées, sortait du tiroir son habit bleu des dimanches avec ses beaux boutons en miroirs, et plantait une botte de fleurs devant son large gilet…

… Mais si Emmanuel Kant, ce grand démolisseur dans le domaine de la pensée, surpassa de beaucoup en terrorisme Maximilien Robespierre, il a pourtant avec lui quelques ressemblances qui provoquent un parallèle entre ces deux hommes. D’abord, nous trouvons chez tous deux cette probité inexorable, tranchante, incommode, sans poésie ; et puis tous deux ont le même talent de défiance, que l’un traduit par le mot de critique, et qu’il tourne contre les idées, tandis que l’autre l’emploie contre les hommes et l’appelle vertu républicaine. D’ailleurs, ils révèlent tous les deux au plus degré le type du badaud, du boutiquier… La nature les avait destinés à peser du café et du sucre ; mais la fatalité voulut qu’ils tinssent une autre balance, et jeta à l’un un roi, à l’autre un dieu…

…. Notre révolution philosophique est terminée ; Hegel a fermé ce grand cercle. Nous ne voyons plus maintenant que développements et perfectionnements de la philosophie de la nature. Celle-ci, comme je l’ai déjà dit, a pénétré dans toutes les sciences et y a produit les résultats les plus extraordinaires, les plus grandioses…

…. Hélas ! La philosophie de la nature qui, dans mainte région de la science, et surtout dans les sciences naturelles, a produit les fruits les plus magnifiques, a engendré ailleurs l’ivraie la plus nuisible. Pendant que Oken, un des plus grands penseurs et un des plus grands citoyens de l’Allemagne, découvrait de nouveaux mondes d’idées et exaltait la jeunesse allemande pour les droits imprescriptibles du genre humain, pour la liberté et l’égalité… Hélas ! à la même époque, Adam Müller enseignait, d’après les principes de la philosophie de la nature, qu’il fallait parquer les peuples comme des troupeaux… A la même époque, M. Goerres prêchait l’obscurantisme du Moyen Age, en partant de cette idée philosophique : que l’Etat n’est qu’un arbre et qu’il doit, dans sa distribution organique, avoir aussi un tronc, des branches et des feuilles, ce qu’on trouvait si admirablement dans la hiérarchie des corporations du Moyen Age…

…. Nous ne serons pas assez sot pour réfuter sérieusement ces mécontents. La philosophie allemande est une affaire importante qui regarde l’humanité tout entière, et nos arrière-neveux seront seuls en état de décider si nous méritons le blâme ou l’éloge pour avoir travaillé notre philosophie en premier, et notre révolution ensuite. Il me semble qu’un peuple méthodique, comme nous le sommes, devait commencer par la réforme pour s’occuper ensuite de la philosophie, et n’arriver à la révolution politique qu’après avoir passé par ces phases. Je trouve cet ordre tout à fait raisonnable…. Pourtant n’ayez, mes chers compatriotes, aucune inquiétude, la révolution allemande ne sera ni plus débonnaire ni plus douce parce que la critique de Kant, l’idéalisme transcendantal de Fichte et la philosophie de la nature l’auront précédée. Ces doctrines ont développé des forces révolutionnaires qui n’attendent que le moment pour faire explosion et remplir le monde d’effroi et d’admiration. Alors apparaîtront des kantistes qui ne voudront pas plus entendre parler de piété dans le monde des faits que dans celui des idées, et bouleverseront sans miséricorde, avec la hache et le glaive, le sol de notre vie européenne pour en extirper les dernières racines du passé. Viendront sur la même scène des fichtéens armés dont le fanatisme de volonté ne pourra être maîtrisé ni par la crainte ni par l’intérêt ; car ils vivent dans l’esprit et méprisent la matière, pareils aux premiers chrétiens qu’on ne put dompter ni par les supplices corporels ni par les jouissances terrestres… Le philosophe de la nature sera terrible en ce qu’il se met en communication avec les pouvoirs originels de la terre, qu’il conjure les forces cachées de la tradition, qu’il peut évoquer celles de tout le panthéisme germanique et qu’il éveille en lui cette ardeur de combat que nous trouvons chez les anciens Allemands, et qui veut combattre, non pour détruire, ni même pour vaincre, mais seulement pour combattre. Le christianisme a adouci, jusqu’à un certain point, cette brutale ardeur batailleuse des Germains ; mais il n’a pas pu la détruire, et quand la croix, ce talisman qui l’enchaîne, viendra à se briser, alors débordera de nouveau la férocité des anciens combattants…