ThucyBlog n° 183 – De l’Allemagne (2/2)

Crédit photo : Al Case (licence CCA)

Partager sur :

Par ThucyBlog, le 12 janvier 2022

Rappelons que Henri Heine, poète et politiste allemand, a longtemps vécu en France où il est mort et enterré. Victime de l’antisémitisme dans son pays d’origine, il a trouvé à Paris un refuge et un lieu d’inspiration. Il a écrit entre autres deux livres importants, De la France (1833) et De l’Allemagne, dont le présent texte est extrait. Dans un premier extrait, l’auteur développait un parallélisme entre Kant et Robespierre et prédisait que la révolution allemande serait autrement violente que la française, qui paraîtrait en comparaison une innocente idylle. Cette prévision pouvait s’appliquer au processus de l’unification allemande, réalisée quinze ans plus tard par l’épée et le sang.

Dans la suite de ce texte, Henri Heine va plus loin et son propos semble pressentir l’Allemagne nazie et son cortège de crimes. L’avertissement bienveillant lancé à la France par ce francophile a malheureusement été négligé, au XIXe comme au XXe siècle.  

Henri Heine (1797 – 1856)
Extrait de « De l’Allemagne » – 1855

… Le christianisme a adouci, jusqu’à un certain point, cette brutale ardeur batailleuse des Germains, mais il n’a pas pu la détruire, et quand la croix, ce talisman qui l’enchaîne, viendra à se briser, alors débordera de nouveau la férocité des anciens combattants… alors, et ce jour, hélas, viendra, les vieilles divinités guerrières se lèveront de leurs tombeaux fabuleux, essuieront de leurs yeux la poussière séculaire ; Thor se dressera avec son marteau gigantesque et démolira les cathédrales gothiques… Quand vous entendrez le vacarme et le tumulte, soyez sur vos gardes, nos chers voisins de France, et ne vous mêlez pas de l’affaire que nous ferons chez nous, en Allemagne : il pourrait vous en arriver mal. Gardez-vous de souffler le feu, gardez-vous de l’éteindre : car vous pourriez facilement vous brûler les doigts… La pensée précède l’action comme l’éclair le tonnerre. Le tonnerre en Allemagne est bien à la vérité allemande aussi : il n’est pas très leste et vient en roulant un peu lentement ; mais il viendra, et quand vous entendrez un craquement comme jamais craquement ne s’est fait encore entendre dans l’histoire du monde, sachez que le tonnerre allemand aura enfin touché le but. A ce bruit, les aigles tomberont morts du haut des airs, et les lions, dans les déserts les plus reculés de l’Afrique, baisseront la queue et se glisseront dans leurs antres royaux. On exécutera en Allemagne un drame auprès duquel la Révolution française ne sera qu’un innocente idylle. Il est vrai qu’aujourd’hui tout est calme, et si vous voyez ça et là quelques hommes gesticuler un peu vivement, ne croyez pas que ce soient les acteurs qui seront un jour chargés de la représentation. Ce ne sont que des roquets qui courent dans l’arène vide, aboyant et échangeant quelques coups de dent, avant l’heure où doit entrer la troupe des gladiateurs qui combattront à mort.

Et l’heure sonnera. Les peuples se grouperont comme sur les gradins d’un amphithéâtre, autour de l’Allemagne, pour voir de grands et terribles jeux. Je vous le conseille, Français, tenez-vous alors fort tranquilles, et surtout gardez-vous d’applaudir. Nous pourrions facilement mal interpréter vos intentions, et vous renvoyer un peu brutalement suivant notre manière impolie : car si jadis, dans notre état d’indolence et de servage, nous avons pu nous mesurer avec vous, nous le pourrions bien plus encore dans l’ivresse arrogante de notre jeune liberté. Vous savez par vous-mêmes tout ce qu’on peut dans un pareil état, et cet état vous n’y êtes plus… Prenez donc garde ! Je n’ai que de bonnes intentions et je vous dis d’amères vérités. Vous avez plus à craindre de l’Allemagne délivrée que de la sainte alliance tout entière avec tous les Croates et les Cosaques. D’abord, on ne vous aime pas en Allemagne, ce qui est presque incompréhensible, car vous êtes pourtant bien aimables, et vous êtes donné, pendant votre séjour en Allemagne, beaucoup de peine pour plaire, au moins à la meilleure et à la plus belle moitié du peuple allemand. Mais lors même que cette moitié vous aimerait, c’est justement celle qui ne porte pas d’armes, et dont l’amitié vous servirait peu. Ce qu’on vous reproche au juste je n’ai jamais pu le savoir. Un jour, à Goettingue, dans un cabaret à bière, un jeune Vieille-Allemagne dit qu’il fallait venger dans le sang des Français le supplice de Konradin de Hohenstaufen que vous avez décapité à Naples. Vous avez certainement oublié cela depuis longtemps ; mais nous n’oublions rien, nous. Vous voyez que, lorsque l’envie nous prendra d’en découdre avec vous, nous ne manquerons pas de raison d’Allemand. Dans tous les cas, je vous conseille d’être sur vos gardes : qu’il arrive ce qu’il voudra en Allemagne…, tenez-vous toujours armés, demeurez tranquille à votre poste, l’arme au bras. Je n’ai pour vous que de bonnes intentions, et j’ai presque été effrayé quand j’ai entendu dire dernièrement que vos ministres avaient le projet de désarmer la France…