ThucyBlog n° 184 – Entre l’état de paix et l’état de guerre, par Carl Schmitt

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Par ThucyBlog, le 19 janvier 2022 

Ce texte est repris de la revue Grand Continent 

Présentation du texte de Carl Schmitt par Céline Jouin – Est-il possible de tracer une frontière qui sépare l’état de paix de l’état de guerre, ce « nihil medium » qu’évoquait Cicéron ? Si les terrains des conflits se sont déplacés des champs de bataille au cyber, au domaine de l’information et au big data, la question liée à l’absence d’une séparation nette, responsable de cet « état intermédiaire », se posait déjà à la fin des années 1930. Céline Jouin, spécialiste de Carl Schmitt, présente ce texte clef du juriste allemand – pour la première fois en français. Dans ce texte paru en octobre 1939 dans les Schriften der Akademie für Deutsches Recht, Carl Schmitt expose certaines de ses thèses maîtresses. 

Par le passé, la question de savoir quand commence une guerre consistait plutôt à déterminer un moment précis dans le temps qu’à poser le problème de la définition même du concept de guerre. Le combat militaire d’entités organisées est en général un phénomène qui ne passe pas inaperçu et même qui se voit de loin, et si nous partons de l’idée que la guerre au sens du droit international est un « combat militaire entre États », alors on peut se demander si l’emploi unilatéral de la violence armée est déjà une guerre et si l’on peut également parler de guerre lorsque l’adversaire ne se défend pas, comme cela a été le cas des Bulgares face aux Roumains en 1913. Mais entretemps, le concept de guerre a subi une transformation profonde. D’une part, parce qu’il ne recouvre plus seulement le combat armé, proprement militaire, d’autre part, parce que l’hostilité peut être activée dans un cadre extramilitaire, dans la mesure où la guerre devient guerre économique, guerre au moyen de la propagande, etc. Gustav Adolf Walz a fait ressortir le caractère guerrier du boycott national dans un article paru récemment qui s’intitule « Boycott national et droit international ». Il a repéré dans « le boycott national imposé aux ennemis l’autonomisation d’une forme spéciale de la guerre ». Cette possibilité d’activer l’hostilité dans un cadre extramilitaire est un problème important que pose le nouveau concept de guerre, mais ce n’est pas de cela dont nous voulons parler ici. Nous traiterons ici uniquement des actions qui, bien qu’étant ouvertement militaires, ne ressortissent pas de la guerre au sens que ce terme a en droit international. (…/…)

0n sait que l’invasion de l’Italie contre l’Abyssinie à l’automne 1935 fut perçue comme un « recours à la guerre » auquel il fallait répondre par des sanctions. (…/…)

Il ne s’agit pas pour nous de présenter des théories subjectives ou objectives de la guerre, mais de poser la question de la paix véritable. Il est caractéristique du pacifisme de Genève et de son système de prévention de la guerre de faire de la paix une fiction juridique définie négativement : la paix est tout ce qui n’est pas la guerre. Mais le concept de guerre est devenu si problématique qu’une paix qu’on définit ainsi négativement ne peut être qu’un leurre assez triste. Cela vaut sans doute la peine d’aborder cet aspect du problème de la guerre parce qu’il met en évidence les raisons véritables et profondes de la confusion qui règne actuellement autour du concept de guerre. Disons en guise de remarque préliminaire qu’on ne s’en tirera pas simplement en répétant les moqueries usuelles à l’égard du droit international et de sa prétendue faillite. Le problème sous-jacent à la situation présente est en fait des plus sérieux.

Dans les situations où la guerre et l’hostilité sont des faits bruts, donnés, qu’on peut repérer sans incertitude, alors tout ce qui n’est pas la guerre est eo ipso la paix et tout ce qui n’est pas un ennemi est eo ipso un ami. Et inversement, dans les situations où la guerre et l’amitié sont des faits évidents, on peut appeler « guerre » tout ce qui n’est pas la paix et « hostilité » tout ce qui n’est pas l’amitié. Dans le premier cas, c’est la paix, dans le second la guerre qui est déterminée négativement à partir d’un donné déterminé, ce qui, selon les règles de la logique juridique, est tout à fait possible. La notion d’« actions hostiles contre des États amis  » qu’on trouve dans le droit pénal (quatrième section de la deuxième partie du Code pénal du Reich allemand, § 102 à 104) présuppose par exemple que l’ami n’est que le non-ennemi. D’après cette logique, tout État avec lequel notre État n’est pas en guerre est un État ami. Selon les cas, il est possible que cela soit juste, mais il est également possible que cela soit faux. (…/…)

Que l’on voie la guerre dans l’absence de paix, ou que l’on voie la paix dans l’absence de guerre, dans les deux cas, on présuppose que l’alternative entre guerre et paix est indépassable et nécessaire et qu’entre la guerre et la paix, aucun intermédiaire, aucun troisième terme n’est pensable. «  Inter pacem et bellum nihil est medium  ». Cette phrase de Cicéron qui est tirée de la huitième Philippique a toujours été citée comme une sorte de dogme. Hugo Grotius l’a reprise dans De jure belli ac pacis (livre 3, chapitre 21, § 1) et on lit encore dans l’une des dernières synthèses parues sur le thème du droit de la guerre et de la neutralité que « du point de vue du droit positif, il n’y a que la guerre ou la paix, il ne saurait y avoir d’intermédiaire » (…). Une telle possibilité, une telle situation intermédiaire entre guerre et paix serait évidemment une situation anormale, mais il existe aussi des situations anormales.

En effet, depuis des années cette situation anormale perdure, cet état intermédiaire dans lequel se mélangent la guerre et la paix. Il y a trois causes à cela : en premier lieu le diktat de la paix de Versailles, ensuite le système de prévention de la guerre que la Société des nations et le Pacte Briand-Kellog représentent depuis la fin de la guerre, enfin l’extension de la guerre à des domaines non militaires (l’économie, la propagande, etc.), domaines où s’enclenche aussi l’hostilité. Ces trois causes sont étroitement liées entre elles et proviennent toutes d’une même cause fondamentale : Versailles. Le diktat de la paix de Versailles voulait faire de la paix une « continuation de la guerre par d’autres moyens ». Il a à tel point élargi le concept d’ennemi qu’il était par suite impossible de distinguer non seulement le combattant du non-combattant, mais aussi la guerre de la paix. Mais il a cherché en même temps à légaliser par des pactes cet état intermédiaire entre guerre et paix, état indéterminé qu’on avait laissé béant intentionnellement ; il a tenté de le construire juridiquement comme un statu quo pacifique, normal et définitif. La logique juridique propre à la paix et les présomptions légales dont tout juriste peut et doit faire usage dans une situation véritablement pacifiée ont été greffées à cette situation intermédiaire anormale. Dans un premier temps, cela sembla avantageux aux vainqueurs parce qu’ils pouvaient jouer à deux mains et selon qu’ils supposaient qu’on se trouvait en guerre ou en paix, dans tous les cas ils avaient la légalité de Genève de leur côté et ils pouvaient planter dans le dos de leurs adversaires les concepts qui lui sont propres (« agression », « pacte violé », « sanction », etc.). Les pays membres de la Société des Nations ne faisaient pas la « guerre », ils prenaient des « sanctions ». Par ce biais la fameuse technique anglaise des « méthodes indirectes » triomphait à nouveau. Toute caractérisation distinguant les actions militaires des actions non-militaires, les qualifiant de « pacifiques » ou de « guerrières » devint ainsi absurde parce que les actions non militaires pouvaient se révéler être les actions d’hostilité les plus efficaces, les plus immédiates et les plus intenses, alors qu’inversement on déniait solennellement à certaines opérations militaires bien réelles toute intention belliqueuse et tout animus belligerandi.

Dans une situation intermédiaire de ce type, l’opposition de la guerre et de la paix prend une signification nouvelle et inattendue. Désormais, en effet, tout devient présomption et fiction juridique, que l’on suppose que tout ce qui n’est pas la paix est la guerre ou, à l’inverse, que tout ce qui n’est pas la guerre est nécessairement la paix. Dans cette situation, toutes les tentatives de définition de la guerre doivent aboutir à un décisionnisme entièrement subjectif et volontariste. Il s’agit d’une guerre quand une partie au conflit devenue active veut la guerre. Une monographie publiée récemment qui porte sur le concept de guerre en droit international formule ainsi cette idée : « Le seul critère sûr qu’il nous reste est la volonté des parties au conflit. Si celle-ci aspire à donner l’allure d’une guerre aux opérations violentes, alors c’est la guerre, sinon c’est la paix ». Ce « sinon c’est la paix » est malheureusement la question fondamentale. Le décisionnisme propre à ces définitions reflète à vrai dire la situation qui est la nôtre. Il se montre par analogie dans le fait par exemple qu’en droit international le caractère politique d’un différend n’est plus déterminé que par la volonté de chaque partie au conflit et donc qu’une fois de plus « la volonté devient le critère immédiat du politique ». Quelle conséquence faut-il en tirer pour la question qui nous occupe, celle de la relation entre guerre et paix ? Cela met en évidence le primat du concept d’hostilité, d’animus hostilis, par rapport à la guerre. On peut en déduire que les théories subjectives ou volontaristes du concept de guerre ont un autre sens dans une situation intermédiaire entre guerre et paix qu’en temps normal. De tous temps, il y a eu des « demi » guerres, des guerres « partielles », « inachevées », « retenues », « localisées », des « wars sub modo ». (…/…)

Seule une observation concrète de la relation entre guerre et paix permet de percevoir pleinement le sens qu’a eu le renversement de l’ancien ordre juridique par l’injustice de Versailles pour le droit international et le fait qu’aucun ordre nouveau n’ait été introduit à la place de l’ancien (…). Le Traité de Versailles et le leurre du pacifisme de Genève qu’on a construit à partir de lui ont transformé la paix en une fiction trompeuse et ils ont ainsi détruit le principe le plus fondamental de tout droit international et de tout ordre. C’est seulement quand l’absence de paix qui caractérise le système de Versailles sera supprimée dans son fondement même et quand elle aura fait place à un ordre pacifique véritable que sera dépassé ce funeste état intermédiaire entre guerre et paix. Le vrai problème n’est donc pas le problème du concept de guerre, mais celui de la paix véritable.