Par Guillaume Berlat, le 24 janvier 2022
« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément ». Cette citation de Nicolas Boileau illustre l’idéal vers lequel tout diplomate devrait tendre. Outre informer, négocier, représenter, son travail consiste, d’abord, à comprendre le monde du XXIe siècle aussi complexe qu’imprévisible. Il doit, ensuite extraire la substantifique moelle de la masse d’informations dont il est bombardé par les médias sans parler de la correspondance diplomatique. Il doit, enfin, en tirer quelques propositions claires pour informer, voire emporter la conviction des décideurs. Le plus compliqué tient à un travail de conceptualisation pour traduire les faits, les idées en quelques mots justes. Et, au final, en théorie du moins, le diplomate obtient un résultat clair, évident répondant à deux objectifs complémentaires : refuser la dictature du présent en conjuguant tous les temps (présent, passé et avenir), d’une part et se plonger vers le long terme pour mieux préparer l’avenir, de l’autre. Sans oublier de penser global dans le temps et l’espace, d’évoluer entre causes et effets. Toutes choses qui semblent aujourd’hui largement perdues de vue !
Le primat de la e-diplomatie : le coup d’éclat permanent
De la fée numérique faisons notre boussole. Dans le monde du XXIe siècle, le cours probable des évènements est particulièrement inquiétant tant l’improbable pourrait devenir probable. Or, pour répondre à ces immenses défis, nos dirigeants s’en remettent, plus que de besoin, à la fée numérique. Un constat d’évidence s’impose s’agissant de la e-diplomatie dont les ministres français des Affaires étrangères successifs louent les incommensurables mérites, surtout au temps de la Covid-19, du numérique et du télétravail. Le monde du numérique, concept pris dans son acceptation la plus large, est parvenu à faire passer la diplomatie de l’âge de pierre à celui du monde d’après. Gouverner, n’est-ce pas prévoir le plus loin possible ? Aujourd’hui, tout e-diplomate qui se respecte a le regard vissé sur l’écran de son ordinateur crypté, de sa tablette ou de son téléphone portable intelligent pour ausculter, en temps réel, les spasmes d’un monde dans tous ses états, d’un monde de la post-vérité et des « fake news » … sans être pour autant assuré de faire la part du vrai du faux. Tout en ayant un œil sur les chaînes d’information en continu, il surfe, il tweete, il retweete, il est activement présent sur les réseaux sociaux pour exister en multipliant le nombre de ses « followers », pour attirer les « like » dans la mêlée mondiale numérique. Il pense village global, mondialisation heureuse, chaînes de valeurs… Qu’en est-il de son mode d’action ?
De la facilité faisons notre cap. Les résultats sont devant nos yeux, éblouis par une telle vélocité numérique. La compassion l’emporte sur la réflexion. L’émotion l’emporte sur la raison. La pensée manichéenne l’emporte sur la pensée complexe. La communication l’emporte sur la stratégie. Le court terme l’emporte sur le long terme. Le présent l’emporte sur l’avenir. La caricature l’emporte sur l’original. Le virtuel l’emporte sur le réel. Le commentaire l’emporte sur l’action. Le moyen l’emporte sur l’objectif. Le panurgisme l’emporte sur l’esprit critique. L’affirmatif l’emporte sur l’interrogatif. L’individuel l’emporte sur le collectif. L’intérêt personnel l’emporte sur l’intérêt général. La parole l’emporte sur l’action. Le temps du remède précède celui du diagnostic. Le professionnel cède la place à l’opportuniste. L’outil numérique l’emporte sur la méthodologie diplomatique. En un mot comme en cent, la société du spectacle numérique produit son flot continu d’aberrations. Un véritable tsunami emporte la vieille diplomatie dont il charrie les restes sur un mer déchaînée. Le monde d’aujourd’hui terrasse le monde d’hier. L’essor de la e-diplomatie précipite la chute de la t-diplomatie
Le naufrage de la t-diplomatie : le coup de grâce final
Du passé faisons table rase ! Qu’en est-il de ce que certains qualifient, avec une certaine condescendance, de diplomatie de papa ? La diplomatie traditionnelle (t-diplomatie) veut se confronter au monde réel pour mieux le décrire, l’appréhender, l’orienter. Un jeu de patience fastidieux consistant à remettre l’ouvrage cent fois sur le métier, à se défaire de ses lunettes idéologiques, de ses préjugés. Un travail d’ermite qui s’opère dans la discrétion, dans le calme, dans l’indépendance d’esprit loin du brouhaha médiatique. La t-diplomatie pense nation, souveraineté, frontière, intérêt national. Pour s’être endormi sur ses lauriers, elle vit ses derniers instants. Ses fossoyeurs se délectent de son agonie. Au diable, la vieille diplomatie avec ses manières désuètes et son langage précieux à la Norpois de La recherche du temps perdu. Aujourd’hui, on ignore les bonnes manières. On parle cash, trash. On s’expose sur les réseaux sociaux au mépris des règles élémentaires de confidentialité, de retenue élémentaire. Pour sa part, la e-diplomatie se complait dans l’observation béate du monde virtuel, du monde des bisounours, du complotisme. Elle évolue dans l’agitation permanente, ne sachant pas s’extraire du hourvari médiatico-diplomatico-politique.
De l’avenir faisons litière ! Les résultats de cette révolution copernicienne sont devant nos yeux. Faute de comprendre le présent, de connaître le passé, de faire de l’Histoire une boussole pour temps de crise, les dirigeants sont incapables d’anticiper l’avenir (Cf. les crises de la mondialisation, du multilatéralisme, de l’Union européenne, de la relation transatlantique, de la Covid…). Ils sont sidérés, tétanisés à l’idée qu’ils n’aient pu envisager l’inenvisageable. Ils sont adeptes d’une approche de la gouvernance des relations internationales se résumant ainsi : gouverner, c’est subir les évènements. Pour Edgar Morin : « Cette horreur inhibe toute tentative de réflexion et de contextualisation, comme si la compréhension portait en elle le vice de la justification… J’ai vécu le somnambulisme dans la marche au désastre des années 1930… Aujourd’hui, les périls sont tout autre, mais non moins énormes, et un nouveau somnambulisme nous assujettit ». Selon la formule d’Héraclite : ‘Éveillés, ils dorment’ ». La mondialisation est fragilisée à tel point que ses défenseurs sont perdus. La pandémie les conduit, parfois, à revenir aux concepts honnis de la vieille diplomatie : état, frontière, nation, souveraineté, indépendance… Les mots, hier grossiers, sont désormais réhabilités par le truchement d’un virus microscopique.
De la diplomatie faisons un champ de ruines ! Le constat est incontournable tant les ratés de la diplomatie française sont nombreux. Au vu des bilans du quinquennat dressés par médias, chercheurs, experts, diplomates retraités, nous devons prendre acte des limites inhérentes à l’adaptation de notre action extérieure au monde moderne, post-occidental mais, surtout, numérique et numérisé. Certains n’hésitent pas à qualifier la politique étrangère du président de la République de « décevante », pour ne pas dire plus. La conduite de sa diplomatie est jugée « arrogante », « naïve », « disruptive », « émotionnelle », conditionnée par sa « recherche des coups d’éclat » et son « addiction à la communication ». Bertrand Badie, qui fait dans la litote diplomatique, conclut : « Parce qu’il manque cruellement d’expérience en politique internationale. Parce qu’il estime qu’il peut tout résoudre tout seul, avec l’unique appui de sa cellule diplomatique et, trop souvent, sans tenir compte du Quai d’Orsay qu’il consulte mais n’écoute pas. En résumé, je dirais qu’il est bon en dissertation mais très mauvais en travaux pratiques… » ». Nous pourrions ajouter qu’il excelle dans la dissertation sur le volet numérique de son ambition (Cf. son Plan – d’investissement – France 2030 de 30 milliards d’euros dont 800 millions consacrés à la robotique). Reste à mesurer son incidence sur la conduite concrète de la diplomatie française dans un avenir proche et lointain !
Relever le défi de l’imprévisibilité dans un monde nouveau
« Au commencement de la présidence d’Emmanuel Macron était le verbe. Mais le procédé produit, depuis, un amas de mots et d’illusions » fustige un éditorialiste. Face à l’imprévu, il faut penser autrement. S’il est indispensable de s’approprier les nouvelles technologies, ne pas les subir l’est tout autant. L’important est de disposer d’une distance critique à leur égard pour ne pas en devenir les esclaves. Il est impératif de ne pas/plus se laisser entraîner par les vertiges du présentisme, du court-termisme, véritables marqueurs de la e-diplomatie qui nous conduisent dans une impasse. L’idéal est, paradoxalement, parfaitement, synthétisé par le chef de l’État dans son entretien au JDD (22 novembre 2020) consacré à la gestion de la pandémie et à l’approche qui aurait sa faveur. Elle se résume dans la règle des 3 « C » : « Il faut de la cohérence, de la clarté, un cap ». Or, nous en sommes encore loin. Son action est grevée d’une série d’erreurs, d’idées fausses sur l’état du monde, sur nos faiblesses nationales, sur l’Union européenne… Une approche par trop numérique porte préjudice à la politique étrangère, à la diplomatie. Morale de l’histoire : si le passage de l’Homo diplomaticus au diplomachinus traduit l’essor du numérique, il signe également le déclin du diplomatique !