ThucyBlog n° 188 – Le déploiement des forces collectives de maintien de la paix au Kazakhstan : le baptême du feu de l’Organisation du traité de la sécurité collective (1/2)

Exercice militaire de l'OTSC "Fraternité inébranlable", Tajikistan, octobre 2021. Source : odkb-csto.org

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Par Aleksandra Bolonina, le 3 février 2022 

Les événements qui ont marqué le début de l’année 2022 au Kazakhstan ont créé un véritable effet de surprise, faisant apparaître de façon brutale le mécontentement de la société civile mais signant aussi la fin de l’« époque Nazarbaïev ». En effet, durant ces derniers jours, l’ancien président et « leader de la Nation » (« Elbasy ») a perdu son poste de président du Conseil de sécurité qu’il était pourtant censé occuper à vie, le poste du président de l’Assemblée du peuple du Kazakhstan, mais aussi le poste de chef du parti au pouvoir Nour-Otan. Cependant, si le Sénat du Kazakhstan a proposé de modifier le statut d’« Elbasy » afin de le priver de certains privilèges et de l’écarter davantage de la prise de décisions en matière de la politique intérieure et étrangère, le président Tokaïev a appelé à « rendre hommage aux mérites du premier président [de l’histoire du pays] et à mettre au premier plan ses succès indéniables et ses qualités ». Voici l’aboutissement du scénario de la transition pacifique du pouvoir « à la kazakhstanaise ».

Or, cette crise politique a été par ailleurs marquée par l’activation d’un mécanisme de défense qui semblait auparavant être « endormi » et purement formel. Face aux multiples manifestations, parfois violentes, en particulier dans l’ancienne capitale Almaty située au sud du pays, les troupes de l’Organisation du traité de la sécurité collective (OTSC) ont été pour la première fois déployées sur le terrain. Bien que composées des forces collectives de l’Arménie, de la Biélorussie, du Kirghizistan, de la Russie et du Tadjikistan, c’est toutefois la Russie qui joue le rôle central au sein de l’OTSC. Son engagement militaire sur le territoire d’un Etat de l’ex-Union soviétique – et cela peu après les célébrations du trentième anniversaire de l’indépendance du Kazakhstan – soulève toute une série d’interrogations. Celles-ci portent, d’une part, sur les rapports majoritairement asymétriques que la Russie entretient avec ses voisins et, d’autre part, dans le contexte des tensions croissantes avec l’Etats-Unis au sujet de l’Ukraine, sur le rôle que la Russie cherche à jouer dans son voisinage immédiat. 

L’OTSC, entre déclarations et réalité du terrain

La coopération sécuritaire dans l’espace post-soviétique était initialement encadrée par le Traité de sécurité collective du 15 mai 1992, dit aussi le Traité de Tachkent, avant d’être institutionnalisée en 2002. Comptant parmi ses Etats membres la Russie, la Biélorussie, l’Arménie, le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan (l’Ouzbékistan ayant intégré et quitté l’organisation à deux reprises), l’OTSC agit ainsi au sein de ce qu’elle appelle les trois « zones de responsabilité » : l’Asie centrale, l’Europe de l’Est et le Caucase. A cette fin, l’Organisation dispose des Forces collectives de réaction rapide (« KSOR ») et des Forces de maintien de la paix, ainsi que d’autres unités régionales. Selon l’article 4 du Traité de Tachkent, si « un des Etats membres subit une agression (attaque armée portant atteinte à la sécurité, à la stabilité, à l’intégrité territoriale et à la souveraineté), celle-ci sera considérée par les Etats membres comme une agression (attaque armée portant atteinte à la sécurité, à la stabilité, à l’intégrité territoriale et à la souveraineté) contre tous les Etats membres du présent Traité ». Le cas échéant, à la demande de l’Etat membre en question les autres Etats membres de l’Organisation « lui fourniront toute aide nécessaire, y compris militaire, et lui assureront un soutien par les moyens à leur disposition dans le cadre de l’exercice du droit de légitime défense collective conformément à l’article 51 de la Charte des Nations Unies ». De même, des entraînements militaires collectifs ont régulièrement lieu, comme ceux des Forces collectives de déploiement rapide de la région centrasiatique « Roubezh » (« frontière ») ou ceux des Forces de maintien de la paix « Nerouchimoïe bratstvo » (« fraternité inébranlable »).

Cependant, nonobstant le cadre institutionnel développé et les rencontres régulières, l’impact réel de l’OTSC a été largement remis en cause du fait que ses troupes militaires n’ont jamais été déployées sur le terrain, faisant d’elle une organisation de l’ « inaction collective ». Si les occasions d’activation de ce mécanisme n’ont pas manqué et que des demandes ont été formulées, l’OTSC a jusque-là préféré se tenir à l’écart.

Fut notamment remarquée la non-intervention de l’OTSC lors des émeutes et des conflits interethniques au sud du Kirghizistan dans le contexte de la révolution de 2010. La présidente par intérim Roza Otoumbaïeva avait appelé en vain la Russie à activer le mécanisme de l’OTSC. Au-delà des causes formelles – la demande devait être adressée au Conseil et non pas à un chef d’Etat membre, ainsi qu’en raison du principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats membres, c’est davantage le calcul des coûts et avantages pour la Russie qui explique la réticence de l’OTSC à s’engager sur le terrain. Parmi de nombreuses explications possibles, le président Kourmanbek Bakiev n’étant pas particulièrement apprécié par le Kremlin, sa destitution n’a pas provoqué beaucoup de regrets à Moscou. De même, l’ingérence dans un conflit interethnique entre Ouzbeks et Kirghizes était susceptible de jeter une ombre sur les relations entre la Russie et l’Ouzbékistan, partenaire clé dans la région qui ne fait toutefois partie ni de l’OTSC ni de l’Union économique eurasiatique (une autre organisation régionale promue par la Russie).

Plus récemment, c’est le premier ministre arménien Nikol Pachinyan qui s’est adressé en mai 2021 à l’OTSC dans le contexte de la crise frontalière avec l’Azerbaïdjan, bien qu’un appel à l’aide avait déjà été adressé à la Russie plus directement lors de la guerre du Haut-Karabakh d’octobre-novembre 2020. Cette fois-ci la décision de non-intervention de l’OTSC a été fondée sur le statut contesté du Haut-Karabakh, non-reconnu par la Russie comme faisant partie du territoire de l’Arménie, Etat membre du Traité de Tachkent, et échappant ainsi à sa « zone de responsabilité ». Moscou a tout de même envoyé ses propres forces de maintien de la paix, après la signature de cessez-le-feu le 10 novembre 2020 et la défaite militaire de l’Arménie. En l’occurrence, l’éventualité de l’implication militaire de la Russie s’inscrit dans un contexte qui dépasse le seul enjeu des relations entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, et renvoie au jeu des puissances régionales. Non seulement cela aurait provoqué une dégradation majeure des relations avec l’Azerbaïdjan, partenaire précieux pour la Russie, mais cela aurait aussi créé un malaise dans ses rapports avec la Turquie, déjà très complexes.

Finalement, la question s’est posée une nouvelle fois quand un incident armé s’est produit le 27 janvier entre le Kirghizistan et le Tadjikistan, deux Etats membres de l’OTSC. Il s’inscrit dans une série de conflits frontaliers récurrents opposant ces deux pays depuis la chute de l’URSS, l’un des plus violents ayant eu lieu en avril-mai 2021 avec une confrontation meurtrière entraînant des dizaines de morts et de blessés. Cette fois-ci l’Organisation s’est bornée à faire quelques déclarations de circonstances, du fait notamment de l’impossibilité d’atteindre le consensus nécessaire pour déclencher une nouvelle opération. En effet, le président tadjkistanais Emomali Rahmon est fortement opposé à toute participation d’une tierce partie dans ce litige.

Dans cette perspective, se pose la question de la raison d’être de l’Organisation, critiquée aussi bien par ceux qui voient en elle un instrument géopolitique de Moscou que par les partisans de l’idée qu’une structure de sécurité collective dans l’espace post-soviétique (ou devrait-on dire eurasiatique) est indispensable. Les premiers soulignent, à juste titre, le caractère « russo-centrique » de l’OTSC marquée par une asymétrie prononcée et la dépendance de ses Etats membres envers la Russie, en l’absence d’une réelle coopération entre les autres Etats membres. Les seconds mettent en avant les vertus d’une organisation sécuritaire dans l’espace eurasiatique, qui est marqué par de nombreux litiges territoriaux et conflits historiques et dont les régimes politiques se caractérisent par un haut degré d’instabilité et d’imprévisibilité. Toutefois, ils appellent à une réforme structurelle de l’OTSC et à sa dépolitisation. Dans les deux hypothèses, l’OTSC demeure une organisation régionale sous l’égide de la Russie qui y joue un rôle déterminant.

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