ThucyBlog n° 187 – Russie-Chine : l’alliance équivoque

Crédit photo : Russian Presidential Press and Information Office

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Par Philippe Moreau Defarges, le 31 janvier 2022 

Le bouleversement de l’ordre mondial, provoqué tant par l’amplification et l’accélération de la mondialisation dans le dernier quart du XXème siècle que par la fin de l’antagonisme Est-Ouest, suggère des parallèles avec les années 1930 : mouvements populistes, effervescence des nationalismes, mesures protectionnistes… Tout ce qui était établi – hiérarchies économiques et politiques, alliances, pactes de sécurité… – soit se vide de sa substance (en premier lieu, l’Alliance atlantique…), soit se disloque (peut-être l’Union européenne, grignotée par l’euroscepticisme). Le révisionnisme fait son retour : tout comme, dans l’entre-deux-guerres, les vaincus de 1918 (Allemagne, Hongrie, Bulgarie, Russie soviétique) n’acceptent pas les frontières tracées par les vainqueurs et auteurs des traités de paix de 1919-1920, la Chine et la Russie des années  2000 revendiquent l’avènement d’un nouveau système international, s’opposant aux démocraties pluralistes occidentales et à l’universalisation du multilatéralisme pour se fonder sur des démocraties autoritaires et des nationalismes pleins d’eux-mêmes.

Aujourd’hui, tandis qu’une « Grande Guerre » se révèle possible entre les États-Unis et la Chine, la relation Chine-Russie s’engage sur une voie bien souvent explorée dans le passé, celle d’une alliance équivoque, initialement chargée de promesses mais vouée à mettre à nu le rapport réel entre les deux colosses. Alors finalement la Russie s’associera-t-elle aux Occidentaux ou se soudera-t-elle à la Chine ?

Un rapprochement inéluctable…

La Chine et la Russie occupent désormais le centre de la scène planétaire. Les deux colosses ne paraissent pas se ressembler. Pourtant…

La Chine, vieille de 6000 ans, s’enferme dans son territoire, en reconstruisant en permanence sa Grande Muraille. Elle s’enracine dans sa continentalité, mettant brutalement fin aux expéditions maritimes de l’amiral eunuque Zheng He au début du XVème siècle et laissant les puissances européennes ouvrir le monde. La Chine ne se montre conquérante qu’épisodiquement (ainsi le Tibet en 1949). Elle sent sûre de son territoire, préservée par deux immensités, semble-t-il, vides, la Sibérie et l’océan Pacifique. L’empereur, toujours renaissant après des ébranlements spectaculaires, est le gardien d’une immuabilité : l’harmonie céleste. Mao Zedong, en déclenchant le Bond en avant (1958) puis la Révolution culturelle (1966) –non pas venus du Ciel mais provoqués par sa volonté ou son caprice-, ne fait-il que reprendre la route de ses prédécesseurs, agissant en souverain absolu de la société chinoise, ou/et se comporte-t-il en apôtre du marxisme-léninisme ? Xi Jinping est-il le énième dernier empereur ou/et un héritier obsédé de revêtir les habits du Grand Timonier ?

La Russie, d’abord autour de Kiev puis de Moscou (mais aussi de la longue parenthèse de Saint-Pétersbourg-Petrograd), ne cesse de conquérir un territoire sans frontières, allant un moment jusqu’à l’Alaska américain. Cette conquête se fait à coup de knout, les Maisons des morts puis le Goulag maillant peu à peu toute la Sibérie. Tandis que la Chine digère ses envahisseurs, la Russie opère une étrange synthèse d’européisme et d’asiatisme. Pour le Russe, l’enjeu n’est pas de perdre la face mais d’obtenir une rédemption et une résurrection mystique d’un Dieu caché mais omniprésent. En un mot, la Chine est asiatique, la Russie européenne.

Ces dissensions apparentes ne pèsent guère devant ce qui fait converger la Russie et la Chine l’une vers l’autre. Les deux colosses se découvrent soudés par l’humiliation, celle d’un Occident trop sûr de lui. Des guerres de l’opium (1839-1842, 1856-1860) à l’entrée de Mao Zedong dans Beijing (1er octobre 1949), l’Empire du Milieu est dépecé, ses grandes villes sont soumises au carcan des concessions. La Chine n’oubliera ce traumatisme. Quant à la Russie, elle brade, sous Boris Eltsine, les entreprises d’Etat à ceux qui deviendront les oligarques. En faisant triompher dans les années 1990 l’ultralibéralisme thatchérien, elle brise sa colonne vertébrale, ouvrant la route à Vladimir Poutine et à sa volonté de restauration de l’État russe en maître absolu de la société.

Dans cet environnement, afin de surmonter l’humiliation, la mobilisation, la stimulation du nationalisme offrent une fuite en avant évidente, libérant les deux géants de leurs contradictions. En 1949, la Chine se fait marxiste-léniniste pour se transformer d’empire en Etat-nation. La priorité n’est plus pour elle de demeurer enfermée derrière la Grande Muraille mais de s’approprier le monde En ces années 2000, la camisole idéologique demeure la même, mais elle cohabite de plus en plus difficilement avec la pratique d’un capitalisme sauvage, cette tension pouvant la replonger dans le chaos, seule une guerre promettant de l’affranchir de ce désordre incontrôlable, hantise du pouvoir de Beijing. La Russie de Poutine, elle, s’est donné pour ambition de se rétablir dans son statut de grande puissance mais elle sait qu’il lui manque l’essentiel : une insertion réussie dans la mondialisation. L’alliance et la coopération avec la Chine devraient lui fournir le levier nécessaire pour retrouver son rang.

… Puis un inévitable bras de fer

Le très possible mariage entre la Chine et la Russie évoque nécessairement celui entre l’Allemagne d’Hitler et le Russie de Staline : deux rivaux s’affranchissant temporairement d’un antagonisme total et irréductible pour nouer une alliance en principe perpétuelle. Or ce nationalisme qui soude aujourd’hui la Chine et Russie les voue à s’affronter.

L’enjeu central ne saurait être que la Sibérie. Les Chinois s’y faufilent déjà, attirant bien des jeunes russes soucieux d’accéder à une vie meilleure. Donnée d’un impact beaucoup plus lourd, pour Beijing, la Sibérie demeure la marque au fer rouge de son humiliation, les traités inégaux du XIXème siècle avec la Russie tsariste l’amputant de morceaux substantiels de son territoire. De plus, le changement climatique rend la Sibérie beaucoup plus exploitable, appelant les investisseurs chinois à se bousculer

Au-delà de la Sibérie, la Chine et la Russie pourraient valoriser les différences de leurs modèles, la première invoquant son passé maoïste, sa révolution paysanne permanente, la seconde son héritage stalinien, sa mobilisation en faveur de l’industrie lourde.

Si la Russie veut rester l’alliée de la Chine, elle devra se résigner à un second rôle et ne rien faire qui déplaise au géant oriental. Dans le très probable marchandage des deux géants, la Russie sera contrainte de renoncer à sa part de Sibérie.

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Dans ces conditions, une grande guerre est-elle possible, répétant l’affrontement de 1941 entre Berlin et Moscou ? Tout paraît exclure cette hypothèse : les capacités destructrices des armements, la délégitimation de la conscription, la réticence des opinions publiques à se laisser séduire par les propagandes chauvines et à mourir pour la patrie… Cependant tout devient possible pour deux États confrontés à la menace d’une crise majeure, les élites au pouvoir se déchirant, le peuple se dérobant et partant à la recherche d’un nouveau régime.

Une guerre Chine-Russie sera nécessairement très vite planétaire, attirant les États-Unis, l’Europe et beaucoup d’autres. Les États-Unis et l’Europe opteront-ils pour une alliance des Blancs contre les Jaunes ? Laquelle, Chine ou Russie, finira assiégée ? Les États-Unis, puissance de la mer, sauront-ils exploiter leur avantage stratégique, le contrôle des océans ? L’Europe sera-t-elle un simple enjeu ou un acteur ? Autant d’interrogations qui ne sont pas près de se refermer dans un avenir prévisible.