Par Camille Bayet, le 24 février 2022
Le 25 novembre 2021 – date de la journée internationale de la lutte contre les violences faites aux femmes, le Centre Thucydide, l’association Women In International Security France (WIIS) et l’Association pour les Études sur la Guerre et la Stratégie (AEGES) co-organisaient un colloque intitulé « Femmes, genre et conflits armés ». Une demi-journée d’échanges et de réflexions qui soulevèrent de nombreux enjeux relatifs aux questions de genre dans l’étude des Relations internationales.
Ce colloque est né d’un constat : l’approche féministe des études stratégiques peine à être reconnue en France. Les séminaires universitaires se font rares, les cours « genre et résolution de conflits » sont peu dispensés dans les masters de relations internationales français, les conférences sur cette thématique sont inhabituelles. Pourtant, la réalité est bien différente de l’autre côté de l’Atlantique. Nos confrères américains et canadiens ont intégré, depuis au moins 40 ans, le prisme de lecture « genre » des Relations internationales dans leurs travaux. Pour cause, celui-ci a pour intérêt de mettre la lumière sur les points morts et objets oubliés des sciences sociales. Dès lors, pourquoi cet objet de recherche suscite-t-il autant de réticences, aujourd’hui encore, dans le champ universitaire français ?
Genre et sciences sociales : aux origines de la mésentente
Pour comprendre le regard méfiant porté sur les approches genre des Relations internationales, il convient de faire un détour par l’épistémologie des sciences sociales. Cette dernière est très largement dominée par le concept de neutralité, dont on doit à Max Weber une grande partie de son développement. Dans son ouvrage Le Savant et le Politique (1919), il définit la « neutralité axiologique » comme une posture méthodologique visant à prendre conscience de ses propres biais subjectifs pour s’en extraire. La tâche est donc loin d’être évidente : le chercheur en sciences sociales doit rendre compte, sans jugement de valeur ni biais subjectifs, d’une réalité sociale elle-même prise dans des systèmes de valeurs et des subjectivités. Objectiver le subjectif donc.
Partant de cette acception, l’approche genre des sciences sociales a donc été accusée de ne pas respecter les règles de la recherche académique et donc, de fait, de tomber dans le champ du politique et du militantisme. Une critique argumentée par l’objet même des premiers travaux des chercheurs féministes : les systèmes d’oppression, les inégalités de genre, les violences sexuelles et domestiques.
Les « studies » (études de genre, études décoloniales, études culturelles, etc.) sont donc pointées du doigt pour faire le jeu du communautarisme et de dévier la règle de la neutralité. Et les chercheurs appartenant à ces champs universitaires ne s’en cachent pas : ils réfutent même la possibilité d’objectivation des sciences sociales. Donna Haraway, Professeure à l’Université de Californie à Santa Cruz, biologiste de formation puis tournée vers la philosophie, expose, dès 1988 le concept de « connaissance située »[1]. À contrecourant des travaux classiques sur l’épistémologie des sciences sociales, elle prétend qu’il ne peut exister de science qui ne soit pas positionnée socialement. Autrement dit, le chercheur en sciences sociales est de fait pris dans des biais subjectifs inconscients liés à son histoire et son identité. Et cet aspect constitue même une force pour la connaissance scientifique d’après Donna Haraway : selon la théorie de la perspective féministe (feminist standpoint), l’identité sociale des femmes en tant que minorité permet d’adopter de nouveaux points de vue sur les sciences sociales. Les années 1990 marquent donc une évolution en renouvelant les pratiques de la recherche et en faisant émerger une épistémologie féministe des sciences sociales[2] reposant sur une approche post-positiviste dans la lignée de l’école marxiste.
Ce que le genre fait aux Relations internationales
Les Relations internationales et études stratégiques n’échappent pas à cette controverse, si ce n’est qu’elle s’amplifie encore dans ce domaine traditionnellement perçu comme masculin. Peu présentes en tant qu’objet d’étude, les femmes se font également rares parmi les chercheurs renommés en Relations internationales. Comment définir l’approche féministe des Relations internationales ? Une définition unique n’est pas évidente, tant le courant comporte, en son sein, des divergences. Le féminisme libéral n’entend ainsi pas étudier les relations internationales au même titre que le féminisme matérialiste ou intersectionnelle par exemple. Il faudrait ainsi parler des approches féministes qui reposent cependant toutes sur un même postulat : le refus d’une essentialisation du rôle des femmes. « Les femmes font la paix, les hommes font la guerre », « il faut inclure les femmes dans les processus de paix car elles apportent raison et douceur » sont ainsi autant d’assertions que ces approches cherchent à réfuter.
En 1989, Cynthia Enloe, se demandait, dans un ouvrage fondateur des questions féministes en politique internationale, « Où sont les femmes dans les relations internationales ? »[3]. S’intéressant à l’approche genrée des relations internationales, elle constate que les femmes y sont réduites soit à des postes subalternes ou administratifs, soit à des métiers perçus comme « féminin » comme les droits de l’homme, la justice internationale et les métiers du care en général. En tout état de cause, elles demeurent exclues des sphères politiques et des organes décisionnels, et donc par extension, des lieux de pouvoir. Plus de 25 ans après la publication de Bananas, Beaches and Bases, la photo officielle de la signature de l’Accord de Paris sur le climat en 2015 [cf. en haut de page] prouve encore la pertinence de cette interrogation.
Servant de loupe grossissante aux enjeux non élucidés, l’approche genre des Relations internationales vient donc défier l’hégémonie des théoriciens et écoles classiques. Ann Tickner reprend ainsi les six principes du réalisme classique d’Hans Morgenthau pour montrer en quoi ils répondent à des normes virilistes propres aux relations internationales et en propose une reformulation féministe. Adopter une nouvelle perspective sur la compréhension du monde, telle est donc l’ambition de ces théoriciennes américaines des années 1990. Plus généralement, ces approches des Relations internationales visent à montrer que la sécurité, en tant que concept central et structurant de la discipline dans ses premiers développements durant la seconde moitié du XXème siècle, est insuffisante pour se saisir pleinement du réel. Elles proposent donc de nouveaux objets de recherche tels que les violences et les structures inégalitaires, et aiment à questionner les silences et les non-dits.
* * *
Si les études du genre s’institutionnalisent progressivement en France, elles demeurent encore peu présentes dans les Relations internationales. Accusées de faire le jeu du militantisme, les approches féministes peinent à assoir leur légitimité scientifique. Elles permettent pourtant de renouveler les débats et de susciter des échanges pertinents, en témoigne le colloque universitaire précité du 25 novembre 2021. Une invitation, pour le chercheur en Relations internationales, à se saisir du fait social, des évolutions normatives et restructurations politiques, aussi divers, controversés et innovants soient-ils.
[1] Donna Haraway, “Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and The Privilege of Partial Perspective”, Feminist Studies, Vol. 14, No. 3, automne 1988, p. 575-599.
[2] Sur ce point, voir notamment les travaux de Sandra Harding, Donna Haraway et Helen Longino.
[3] Cynthia Enloe, Bananas, Beaches and Bases. Making Feminist Sense of International Politics, California University Press, 1990 (2e edition, 2014).