Par Alexandre Delangle, le 21 février 2022
Après plus de sept ans de débats et de préparations, l’Aappalaartoq (« le Rouge ») a été hissé à Pékin. Adopté de justesse en 1985, le drapeau du Groenland reprend les couleurs de celui de l’ex-colonisateur danois, ainsi que son surnom, « le Rouge ». Pour autant, celui qui est aussi appelé Erfalasorput (« notre drapeau », en groenlandais occidental) tranche radicalement avec celui des autres pays nord-européens partageant tous la croix scandinave. Représentant à la fois le blanc des glaciers et les teintes rougeoyantes du soleil couchant sur l’océan, le drapeau du Groenland symbolise une identité polaire à présent implantée dans la capitale chinoise depuis le mois dernier, et cela de manière permanente.
Ainsi le 18 novembre 2021, le diplomate Jacob Isbosethsen ouvrait officiellement la représentation du Groenland en Chine. Bien que cette dernière soit intégrée à l’ambassade du Danemark, son inauguration en 2022 marquera le franchissement d’une étape considérable pour le gouvernement autonome de Nuuk (la capitale groenlandaise). Dorénavant, ce dernier est représenté bien au-delà de son environnement proche. Après l’ouverture d’une première représentation à Bruxelles en 1992, à Washington D.C. en 2014 (assurant également les échanges avec le Canada), et à Reykjavik en 2018, le déploiement d’une politique étrangère groenlandaise en Chine se renforce dans un silence médiatique presque total parmi la presse anglophone. Or les titres de presse inspirés des efforts chinois pour prendre position au Groenland ont été nombreux au cours de la précédente décennie. Voyant en Pékin un partenaire avec les moyens nécessaires de développer le potentiel économique et politique de l’île, Nuuk a plus d’une fois considéré voire accordé des contrats importants à des compagnies chinoises. En 2016, le Danemark avait annulé la vente de l’ancienne base navale américaine de Grønnedal au groupe General Nice, avant de réinvestir les lieux où jusqu’en 2012 se trouvait le quartier général des forces danoises au Groenland. Fin 2018, les projets de construction de trois nouveaux aéroports ont finalement été attribués à une compagnie danoise sous la pression de Washington (dans un pays sans route pour relier les villes du pays, le contrôle du transport aérien est primordial). À nouveau, Nuuk a été déçu par les efforts déployés pour limiter son choix de partenaires internationaux, alors que même les précédents gouvernements n’avaient pas hésité à se rapprocher d’un État chinois se considérant officiellement comme un « État proche-arctique » et désireux de s’y déployer physiquement par les affaires et la science. Depuis les années 1990, la Chine développe un tourisme polaire particulièrement attractif dans sa province du Heilongjiang, où il est chic de passer les fêtes de fin d’année pour la classe moyenne asiatique. Au cours des années 2010, les entreprises chinoises ont accumulé les succès industriels. Parmi eux : la construction d’un réseau 4G aux îles Féroé, d’un terminal révolutionnaire de liquéfaction gazière dans la péninsule de Yamal, en Russie, du plus long pont suspendu du cercle arctique à Narvik, en Norvège, ou encore l’ouverture de bases scientifiques de surveillance satellitaire en Suède et en Islande. S’il n’est pas prioritaire, l’intérêt de la Chine pour l’Arctique reste total et mobilise même les autochtones Evenks autrefois réprimés.
Désormais nommé à la tête de la représentation groenlandaise en Chine, Isbosethsen n’est pas un amateur. Avocat de formation, il a notamment travaillé pendant près de treize ans pour les services diplomatiques du gouvernement groenlandais et a dirigé d’octobre 2018 jusqu’en août dernier la représentation de son gouvernement en Islande. Dans ce cadre, il participait en compagnie de ses collègues à une session plénière de l’organisation de l’Arctic Circle d’octobre 2019 intitulée « Greenland on the World Stage : Dialogue with Diplomats in Washington, Brussels, Reykjavik and Copenhagen ». Interrogé sur les hostilités entre les États-Unis et la Chine, Isbosethsen répondit qu’aucune discrimination n’était faite entre les partenaires du Groenland tant qu’ils respectaient les régulations groenlandaises. Sa collègue Mininnguaq Kleist dirigeant la représentation à Bruxelles fut plus percutante et rappela que tout acteur économique intéressé devait d’abord s’adresser aux autorités du Groenland, ce dernier ayant compétence sur le commerce, les ressources et pêcheries. Bien que chacun avait démontré sa compréhension des enjeux stratégiques pesant sur l’île et sa position centrale sur l’échiquier arctique, l’ancien président islandais Olafur Ragnar Grimsson conclut humoristiquement : « Vous avez dit que le Groenland était un petit pays, j’espère que vous ne dîtes pas ça à Washington ».
Considérer la politique étrangère du Groenland comme naïve du fait d’un manque d’expérience serait se méprendre sur sa capacité d’assurer ses intérêts et de se rapprocher de nouveaux partenaires, en plus d’invisibiliser plus d’un demi-siècle de lutte politique. Certes, le Groenland est un État très jeune. Son statut de colonie n’a été modifié qu’en 1953 au profit d’une intégration totale de l’île au royaume danois. Son Parlement n’a été établi qu’en 1979 après un référendum établissant un premier degré d’autonomie, et l’inclusion des affaires étrangères ne fait partie des compétences du gouvernement que depuis le second référendum consultatif d’autonomie de novembre 2008. Du moins officiellement. En effet, le traité de défense du Groenland du 27 avril 1951 signé par Washington et Copenhague (conséquence de la Seconde Guerre mondiale et prémisse de la guerre froide), avait étendu la souveraineté des États-Unis à toutes leurs bases situées dans la colonie danoise et provoqué de nombreuses mobilisations contre la présence des troupes étrangères. Encore aujourd’hui, l’abandon de déchets polluants autour des anciennes bases est un sujet de division entre Nuuk et Washington. L’île s’était également placée au centre de la diplomatie régionale en 2005 pour avoir hébergé la conférence des cinq pays côtiers arctiques (Russie, Norvège, Danemark, Canada, États-Unis) conclue par la Déclaration d’Ilulissat, statuant que la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer de 1982 était un modèle de gouvernance suffisant aux enjeux de l’océan polaire. Toujours en 2005, le Premier ministre avait été reçu à Pékin, tout comme en 2017 où la quasi-intégralité du gouvernement avait été accueillie. Des visites ministérielles relatives à l’industrie et aux ressources naturelles avaient également été échangées en 2011 et 2012.
À présent que le gouvernement a banni l’exploitation pétrolière et minière en cas de présence d’uranium, le commerce extérieur ne changera que modérément au cours des prochaines années. Près de 90 % des exportations du Groenland sont des produits de la mer, une ressource alimentaire dont la demande chinoise augmente. En 2019, 55 % des exportations allaient vers le Danemark, 21,7 % vers la Chine et 6,13 % vers le Japon, ayant ainsi devancé la Russie. Cela fait dix ans que le gouvernement groenlandais fait la promotion d’une coopération avec les pays asiatiques, dans le secteur du tourisme, des énergies renouvelables, et des produits alimentaires, eau potable issue des glaciers incluse. Taïwan et la Corée du Sud en particulier sont dans la ligne de mire. Face à cet intérêt envers les puissances prêtes à réaliser les aspirations de développement, l’ancien protecteur américain accumule du retard. L’aide de 10 millions de dollars offerte en septembre dernier, ajoutée à celle 12,1 millions de 2020, a été bien accueillie, mais elle ne saurait être prise au sérieux dans les affaires arctiques actuelles, à commencer par celles internes au Groenland. L’extension de la diplomatie groenlandaise en Asie montre à nouveau que le temps ne joue pas en la faveur de Washington, bien au contraire.