Par Keyvan Piram, le 17 février 2022
Cette note est la dernière d’une série de 3 notes s’intéressant à la République islamique d’Iran. Les 2 premières, publiée les 10 et 14 février, s’intéressaient respectivement au fonctionnement du régime iranien et à sa politique étrangère. À partir des éléments développés précédemment, cette 3e note s’interroge sur la résilience de la République islamique.
Lire le début : Partie 1/3 – Fonctionnement du régime iranien ; Partie 2/3 – Politique étrangère iranienne
Le régime islamique iranien semble à bout de souffle. Sur le plan interne, l’équilibre sur lequel il repose est menacé par une contestation croissante et la succession incertaine du Guide suprême Ali Khamenei. Sur le plan international, Téhéran a certes réussi à étendre son influence régionale au cours des dernières décennies, mais les difficultés internes pourraient finir par peser sur la politique étrangère iranienne. Il serait cependant une erreur de sous-estimer la résilience du régime. Depuis la révolution de 1979, nombreux sont les opposants et experts qui prédisent la chute de la République islamique dans un horizon de quelques mois, mais cela fait maintenant plus de quarante ans que celle-ci subsiste contre vents et marées.
Bien sûr, il n’est pas impossible que le régime s’effondre à moyen terme. Cela semble toutefois peu probable, et les ayatollahs ont régulièrement montré leur capacité à se maintenir au pouvoir malgré une forte opposition. Le principal problème qui se pose aujourd’hui à eux est l’effet asphyxiant des sanctions économiques et les tensions sociales que cela engendre. Peut-on pour autant considérer que la stratégie américaine envers l’Iran finit finalement par porter ses fruits ? Rien n’est moins sûr. Deux aspects importants sont à prendre à considération :
– Premièrement, Téhéran contrebalance son antagonisme avec les Etats-Unis avec des partenariats et alliances avec d’autres puissances. Sous la pression de Washington, ses alliés européens et japonais – autrefois partenaires commerciaux importants de l’Iran – ont nettement réduit leurs échanges, ouvrant ainsi la voie à un rapprochement plus affirmé de la République islamique avec des puissances concurrentes, la Chine et la Russie. La Chine est ainsi déjà devenue le premier partenaire commercial de l’Iran. L’Accord de coopération stratégique sino-iranien du 27 mars 2021, prévoyant des centaines de milliards de dollars d’investissements chinois en Iran en vingt-cinq ans, donne à penser que Téhéran a apparemment trouvé une solution pour atténuer significativement l’effet des sanctions. A cet égard, la fermeté de Washington à l’égard de la Chine n’encouragea nullement Pékin à participer à la stratégie américaine d’isolement de l’Iran.
Sur les plans stratégique et militaire, la Russie apparaît également comme un allié de l’Iran. Leur soutien conjoint au régime de Bachar el Assad en Syrie les a notamment amenés à intervenir ensemble dans la guerre civile syrienne. Ne pouvant combattre à la fois l’organisation de l’État islamique et le régime de Damas, la coalition internationale menée par les États-Unis dans ce conflit se résigna à laisser Bachar el Assad reprendre en main le pays avec le soutien des Russes et Iraniens, dont l’influence sur la Syrie sort renforcée. En s’opposant simultanément à tous sans être en mesure de véritablement s’imposer, les États-Unis contribuent malgré eux à leur rapprochement et laissent ainsi les puissances concurrentes que sont la Chine et la Russie prendre pied au Moyen-Orient. La République islamique, tout en s’affirmant comme une puissance régionale et consciente qu’elle ne peut s’opposer seule à Washington, devient alors la tête de pont stratégique de Moscou et Pékin au Moyen-Orient.
– Deuxièmement, le principal objectif du régime islamique est sa survie, quoi qu’il en coûte. Comme nous l’avons vu, les ayatollahs s’emploient à entretenir un fragile équilibre qui a permis jusqu’à présent à la République islamique de se maintenir pendant plus de quarante ans. Or, plus le régime tangue, plus les forces exercées par les ayatollahs pour préserver cet équilibre doivent être fortes. Il est à craindre que, avant de chuter, la République islamique dispose encore d’une marge de manœuvre importante pour perdurer encore quelques années ou décennies. La fermeté de Téhéran, qui n’hésite pas à recourir à une répression violente face aux manifestations populaires (tirs à balles réelles, arrestations massives, tortures, assassinats, etc.), montre la détermination cynique des dirigeants iraniens à rester au pouvoir. Si elle se poursuit, la stratégie américaine d’endiguement et d’étouffement de la République islamique pourrait amener celle-ci à se radicaliser plus encore.
Sur le plan intérieur, le régime islamique acculé pourrait alors devenir encore plus répressif, et mettre au pas sa population par un contrôle accru et une violence plus grande. Souvenons-nous que les très strictes sanctions contre l’Irak entre 1991 et 2003 avaient provoqué une catastrophe humanitaire dans le pays, mais n’avaient pas suffi pour faire chuter le régime de Saddam Hussein, qui ne s’effondra finalement qu’avec l’intervention militaire américaine de 2003. Dans la République islamique d’Iran, l’organisation des forces militaires et de sécurité – articles 143 à 151 de la Constitution – a été conçue de façon à réduire les risques de coup d’État ou de révolution : l’armée régulière est ainsi dédoublée avec le corps des Gardiens de la révolution dont la loyauté au Guide suprême repose à la fois sur une dimension idéologique et sur des intérêts économiques ; par ailleurs, il existe une importante milice civile, les Bassidjis, forte de plusieurs millions de volontaires issus des classes populaires pieuses, qui bénéficient également d’avantages économiques, notamment en matière d’accès aux universités et à l’emploi. En raison de cette pluralité des forces militaires et paramilitaires en Iran, l’objectif d’un regime change poursuivi par Washington aboutirait, non pas à une révolution, mais plus probablement à une guerre civile.
Sur le plan international, la République islamique pourrait être tentée d’exacerber l’antagonisme américano-iranien. Nous l’avons vu, le régime utilise son discours anti-américain pour conforter sa légitimité. Lorsque celle-ci est fragilisée, la posture d’opposition aux États-Unis se renforce. La fermeté du président Donald Trump, qui adopta un ton menaçant envers l’Iran, décida le retrait américain de l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien et rétablit les sanctions, contribua certes à fragiliser économiquement la République islamique et à engendrer des tensions sociales, mais elle renforça simultanément son discours idéologique. Les éléments modérés du régime, qui avaient cru que la conciliation avec les États-Unis était possible, furent ainsi discrédités, tandis que les conservateurs trouvaient là de quoi réalimenter la rhétorique du « Grand Satan », lequel ne respecte pas ses engagements et avec qui le dialogue est donc inutile.
Dans un tel contexte, la volonté de Téhéran d’aviver les sentiments nationaux l’amène à une opposition plus frontale et directe avec les États-Unis. Ainsi en 2019-20, les accrochages et attaques directes entre les Gardiens de la révolution iraniens et les forces américaines se sont multipliés dans le Golfe Persique et en Irak : harcèlement des navires de l’US Navy par les vedettes iraniennes ; drone américain abattu par les Iraniens au-dessus du détroit d’Hormuz ; tirs de missiles iraniens contre des bases militaires abritant des soldats américains en Irak ; etc. L’assassinat du général Soleimani en janvier 2020 laissa craindre une escalade militaire, d’autant plus qu’il fut suivi de représailles iraniennes malgré la menace de Donald Trump de frapper des sites en Iran. En fait, les Iraniens, loin de se laisser intimider par les menaces américaines, y répondent systématiquement. Leurs réponses restent cependant mesurées, Téhéran se gardant de vouloir provoquer un conflit avec les États-Unis et jouant constamment avec les limites.
Dans l’absolu, la République islamique ne souhaite pas une guerre avec les États-Unis, mais elle n’écarte pas cette possibilité. En effet, si la contestation du pouvoir devenait trop virulente en Iran, autrement dit si les manifestations populaires dessinaient les contours d’une révolution ou d’une guerre civile, le régime pourrait alors effectivement chercher à entraîner les Américains dans une guerre. Dans la situation de chaos que cela provoquerait, les ayatollahs pourraient espérer ressouder une partie de la population autour du régime, impliquer dans le conflit leurs différents alliés et résister à une intervention militaire des États-Unis, laquelle – après les échecs en Afghanistan et en Irak – s’appuierait sans doute sur un déploiement de moyens limités. Bien sûr, ce serait une catastrophe humanitaire, avec un nouveau conflit long et meurtrier au Moyen-Orient et un autre pays de la région dévasté. Mais ce fut ainsi que le régime de Bachar el Assad en Syrie est parvenu à se maintenir malgré la guerre civile qui éclata en 2011. En Syrie, en Irak, en Palestine, au Liban, au Yémen ou encore en Afghanistan, le chaos a toujours nui à l’hégémonie américaine et permit à la République islamique d’Iran de renforcer son emprise. Sans doute cela sera-t-il également le cas en Iran même.
Face à l’Iran et de manière générale au Moyen-Orient, il est donc impératif que les États-Unis changent de stratégie. Leur approche hégémonique entraîne inéluctablement un affaiblissement progressif de leur position au Moyen-Orient et aggrave l’instabilité de la région. Au contraire, les États-Unis auraient besoin d’un renouveau de leur leadership, avec par exemple un « plan Marshall » au profit des pays moyen-orientaux, en particulier ceux dévastés par des années de guerre comme l’Irak et le Syrie. Cela serait évidemment coûteux, mais ce serait un investissement pour l’avenir. Sans doute les Américains n’en ont-ils ni les moyens, ni la volonté. A défaut, une approche moins manichéenne et plus équilibrée, comme celle du président Barack Obama, permettrait de renforcer la position américaine à long terme. Celui-ci, en tendant la main aux Iraniens et en se déclarant favorable à une solution à deux États pour Israël et la Palestine, posa les bases d’un renouveau américain au Moyen-Orient. Cela devait nécessairement prendre du temps à se concrétiser, mais le président Trump n’en a pas laissé, déconstruisant rapidement l’héritage politique de son prédécesseur. Le président Joe Biden a certes décidé une reprise des discussions sur le nucléaire iranien, mais la fermeté à la fois de Washington et de Téhéran rend incertaine la possibilité d’aboutir à un accord véritablement satisfaisant pour les deux parties. Les développements en la matière au cours des prochaines semaines monteront si nous allons de nouveau dans la bonne direction…