Par Keyvan Piram, le 10 février 2022
Cette note est la 1ère d’une série de 3 s’intéressant à la République islamique d’Iran. Elle porte sur le fonctionnement du régime iranien. La 2e partie, publiée le 14 février, discutera de la politique étrangère iranienne. Enfin, la 3e partie, publiée le 17 février, s’interrogera – à partir des éléments développés dans les 2 parties précédentes – sur la résilience de la République islamique.
En 2019, la République islamique d’Iran célébrait son 40e anniversaire. De la révolution de 1979 à nos jours, ce régime théocratique perdure malgré une forte opposition, tant sur le plan interne que sur la scène internationale. Cette longévité surprend, car le pouvoir islamique a régulièrement semblé vaciller. Dans un premier temps, il a dû s’établir et se consolider malgré d’intenses luttes de pouvoir postrévolutionnaires. Il subit également un long conflit militaire avec l’Irak entre 1980 et 1988. Depuis la fin de la guerre, le pays a semblé constamment tiraillé entre son conservatisme religieux et ses aspirations à la modernité. C’est parce qu’il avait cherché à moderniser le pays à un rythme effréné, bousculant structures sociales et sentiments religieux, que le Shah Mohammad Reza avait été renversé. À l’inverse, la République islamique semble figée dans le temps, freinant coûte que coûte les ambitions modernisatrices d’une partie croissante de sa population. En fait, la résilience de ce régime autoritaire repose sur un équilibre certes précaire, mais savamment entretenu.
La figure incontournable du Guide suprême
De nombreux analystes estiment à tort qu’il existe en Iran une lutte de pouvoir entre 2 camps politiques, conservateurs et réformateurs, comme s’il existait dans le système politique de la République islamique un véritable pluralisme. En réalité, ce régime théocratique est fondamentalement dictatorial. Le Guide suprême est le plus haut responsable politique et religieux du pays, et concentre entre ses mains un grand nombre de pouvoirs, sans réel contre-pouvoir : selon l’article 110 de la Constitution, il décide des orientations de la politique générale et supervise son exécution, il est le chef des armées, il nomme ou révoque notamment les commandants des forces armées et du corps des Gardiens de la révolution (« Pasdarans »), le chef du système judiciaire et le directeur de la radio-télévision nationale. Il est nommé pour une durée indéterminée et peut théoriquement être démis de ses fonctions par l’Assemblée des experts, une assemblée de 28 religieux certes élus au suffrage universel direct, mais après approbation des candidatures par le Conseil des gardiens, un conseil de 12 membres pour moitié nommés directement par le Guide suprême lui-même et pour l’autre moitié élus par le Parlement sur proposition du pouvoir judiciaire, qui dépend du Guide.
S’il exerce un contrôle direct sur le pouvoir judiciaire, le Guide suprême a aussi une emprise très forte sur les pouvoirs exécutif et législatif : d’une part, il peut démettre le président de la République si la Cour suprême, qui dépend de lui, juge que le président a violé ses devoirs constitutionnels ; d’autre part, le Conseil des gardiens approuve les candidatures à la présidence de la république et au Parlement ; enfin, le Conseil des gardiens se prononce sur la conformité constitutionnelle des lois adoptés par le Parlement. Au-delà des dimensions politique et religieuse, le Guide suprême détient également un pouvoir économique majeur à travers les « fonds caritatifs », consortiums d’entreprises représentant une large part de l’économie et qui sont sous son autorité. Depuis l’instauration de la République islamique, 2 personnes ont été Guide suprême : l’Ayatollah Rouhollah Khomeini de 1979 à 1989, et l’Ayatollah Ali Khamenei depuis 1989.
Une alternance politique en trompe-l’œil
Si le Guide suprême garde donc in fine toujours la main sur la politique du pays, les institutions iraniennes présentent cependant des espaces limités et encadrés d’expression démocratique. En effet, le président, les membres du Parlement et de l’Assemblée des experts sont élus au suffrage universel direct. Certes les candidats doivent être approuvés par le Conseil des gardiens, c’est à dire indirectement par le Guide. Toujours est-il que ces élections alimentent, au cours des mois qui les précédent, un débat politique animé autour d’une multitude de partis politiques s’inscrivant dans 2 tendances : les conservateurs (droite) et les réformateurs (gauche).
L’actuel Guide suprême Ali Khamenei fut lui-même président de 1981 à 1989. Par la suite, il y eut une alternance politique d’un président à l’autre : au conservateur Ali Akbar Hachemi Rafsandjani (1989-97) succéda le réformateur Mohammad Khatami (1997-2005), puis fut élu le conservateur populiste Mahmoud Ahmadinejad (2005-13) auquel succéda ensuite le « centriste » Hassan Rouhani (2013-2021). En 2021, ce fut de nouveau un conservateur, Ebrahim Raïssi, qui fut élu. Le mandat présidentiel est d’une durée de 4 ans, renouvelable dans la limite de 2 mandats consécutifs, ce qui n’exclut pas cependant une réélection ultérieure. De Khamenei à Rouhani, tous les présidents furent élus pour 2 mandats à la suite. On retrouve plus ou moins la même alternance au niveau de la majorité parlementaire, les élections législatives étant organisées également tous les 4 ans, un an avant les présidentielles.
Si un régime dictatorial a un horizon nécessairement fini, à plus ou moins long terme, car la contestation du pouvoir remet généralement en cause les institutions, les régimes démocratiques peuvent en théorie perdurer indéfiniment car la contestation du pouvoir est intégrée aux institutions à travers la tenue régulière d’élections. Dans la République islamique, les espaces d’expression démocratique, aussi limités soient-ils, constituent un subterfuge canalisant une partie de la contestation autour des enjeux électoraux. L’alternance politique est savamment orchestrée par le régime et la lutte de pouvoir entre les conservateurs et réformateurs est fictive : les conservateurs, parce qu’ils prônent la perpétuation du régime dans sa dimension autoritaire, sont plus proches du Guide et forment la classe dirigeante naturelle de la République islamique ; les réformateurs ne sont en quelque sorte qu’une soupape qui s’ouvre temporairement pour évacuer la pression populaire.
Cela suit le schéma suivant : lorsqu’ils ont la présidence et la majorité parlementaire, les conservateurs réaffirment le caractère autoritaire du régime et renforcent l’adhésion de ses clients habituels, les classes populaires pieuses et les élites économiques, administratives et militaires ; la restriction des libertés individuelles et le clientélisme nourrissent au sein des classes moyennes une contestation généralement latente car étouffée par la répression, mais qui se traduit épisodiquement avec des manifestations et émeutes ; alors que la contestation prend de l’ampleur, la victoire aux élections des réformateurs permet de l’atténuer pour un temps, alimentant l’espoir que le régime va se réformer de lui-même ; les réformateurs adoptent certes des mesures d’ouverture bien accueillies par les classes moyennes et leurs débuts de mandats s’accompagnent généralement d’un « vent de liberté » relatif, mais ils butent sur des obstacles institutionnels et l’emprise des conservateurs qui les empêchent de transformer véritablement le régime ; le désenchantement populaire qui en résulte entraîne progressivement une perte de crédibilité des réformateurs, favorisant le retour au pouvoir des conservateurs. Ainsi le pouvoir iranien alterne continuellement entre phases d’ouverture et de repli.
Un équilibre précaire, savamment entretenu
Ces oscillations ne sauraient cependant être perpétuelles, s’accompagnant de frictions de plus en plus importantes. En juillet 1999, durant la présidence du réformateur Khatami, des émeutes étudiantes éclatèrent à la suite de l’interdiction par le pouvoir judiciaire du quotidien réformateur Salâm. Au-delà de l’entrave évidente à la liberté de la presse, ce mouvement dit du 9 juillet dénonçait plus généralement l’impossibilité pour Khatami de mettre en œuvre ses réformes libérales. En 2009, la réélection du président conservateur Ahmadinejad, entachée par des soupçons de fraude électorale, provoqua un important soulèvement postélectoral, le Mouvement vert, avec des manifestations régulières entre juin 2009 et février 2012. Le pouvoir iranien répondit avec fermeté à ces mouvements contestataires. D’une part, les manifestations furent réprimées, avec des dizaines de tués et des milliers d’arrestations, et de nombreux cas de tortures, viols et assassinats de prisonniers rapportés. D’autre part, les leaders réformateurs furent ostracisés. L’ancien président Khatami renonça à présenter sa candidature à l’élection de 2009 après avoir reçu des menaces de mort. Les candidats réformateurs à cette même élection, Mir Hossein Moussavi et Mehdi Karoubi, accusés par le pouvoir de troubler l’ordre public, furent placés en résidence surveillée sans aucune forme de procès.
Voyant alors les réformateurs (gauche) comme un danger croissant pour le régime, le pouvoir – c’est-à-dire le Guide suprême et l’establishment conservateur (droite) – a habilement procédé à une « droitisation » du spectre politique iranien. À l’élection présidentielle de 2013, les candidats présélectionnés par le Conseil des gardiens furent pour la plupart des ultraconservateurs (Mohammad Ghalibaf, Saïd Jalili, Mohsen Rezaï, etc.), tandis que les potentiels candidats réformateurs étaient écartés. Dans une telle situation, Hassan Rouhani, un conservateur modéré, apparut comme le candidat le plus proche des aspirations réformistes, obtint le soutien des réformateurs, et remporta l’élection. Dès lors, Rouhani et d’autres conservateurs modérés à l’image de l’ancien président Rafsandjani (décédé en 2017) furent assimilés à des « centristes », voire des réformateurs, se substituant finalement en lieu et place de ces derniers en tant que principale force d’opposition à un clan conservateur plus ancré à droite qu’auparavant. Ainsi le pouvoir arrivait à canaliser en partie l’enthousiasme exprimé jadis par les classes moyennes pour des réformateurs vers des conservateurs certes modérés, mais plus fidèles à la ligne politique du Guide suprême.
La question qui se pose alors est la suivante : combien de temps encore cette alternance politique en trompe-l’œil pourra-t-elle durer ? Sur le plan interne, le fragile équilibre sur lequel repose le pouvoir islamique fait aujourd’hui face à 2 défis majeurs.
Premièrement, le régime rencontre une contestation croissante qui se manifeste par des grèves, manifestations et émeutes régulières, toujours sévèrement réprimées par les autorités. Alimentée par les difficultés économiques du pays qui résultent en partie des sanctions américaines, la contestation s’est élargie au-delà des seules classes moyennes, fédérant également les classes populaires traditionnellement fidèles au régime. Elle transcende désormais l’opposition entre réformateurs et conservateurs, remettant en cause les institutions de la République islamique dans leur ensemble, en particulier le Guide suprême.
Deuxièmement, des dissensions apparaissent au sein des conservateurs, alors que se pose la question de la succession de Khamenei. En effet, le Guide spirituel est âgé de 82 ans et souffre d’un cancer de la prostate. Le rôle croissant dévolu à son fils Mojtaba laisse croire que le Guide voudrait voir celui-ci lui succéder, suscitant la défiance d’une partie des conservateurs. Pour le moment, aucun successeur n’a cependant été officiellement désigné et le choix du prochain Guide demeure très incertain.
À la mort de l’Ayatollah Khomeini en 1989, différentes possibilités avaient été envisagées, dont l’établissement d’une polyarchie de 2 à 5 religieux pour lui succéder. Khamenei fut finalement choisi par l’Assemblée des experts après que Rafsanjani, alors président du Parlement, eut affirmé que le défunt Guide avait désigné en privé celui-ci comme un successeur adéquat, bien qu’il n’était pas un religieux du plus haut rang. Quelle que soit l’option qui sera retenue à la mort de Khamenei, son acceptation par l’establishment et par la population sera déterminante pour la stabilité politique de la République islamique.