ThucyBlog n° 191 – La République islamique d’Iran, contre vents et marées (2/3)

Crédit photo : Bureau du Guide suprême

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Par Keyvan Piram, le 14 février 2022

Cette note est la 2e d’une série de 3 notes s’intéressant à la République islamique d’Iran. Elle porte sur la politique étrangère iranienne. La 1ère partie, publiée le 10 février, parlait du fonctionnement du régime iranien. La 3e partie, publiée le 17 février, s’interrogera – à partir des éléments développés dans les 2 parties précédentes – sur la résilience de la République islamique. 

Lire le début (Partie 1/2 – Fonctionnement du régime iranien)

Dans ses Souvenirs, Tocqueville écrivit à propos des démocraties qu’elles « ne résolvent guère les questions du dehors que par des raisons du dedans ». Cette réflexion peut être élargie à d’autres régimes politiques, et elle semble s’appliquer à la République islamique. Pour asseoir sa légitimité, le régime s’est ainsi toujours servi de sa politique étrangère comme d’un instrument de cohésion nationale. Par exemple, la révolution de 1979 fut suivie d’un long conflit militaire avec l’Irak de 1980 à 1988, et alors que Téhéran reçut une proposition de cessez-le-feu dès 1982, la décision fut prise de poursuivre la guerre, d’une part car elle renforçait l’unité nationale autour de la jeune République islamique, et d’autre part car le contexte permettait à celle-ci une répression violente des mouvements d’opposition au nom de cette même unité. Les puissances occidentales et les monarchies arabes avaient apporté leur soutien à l’Irak en pensant que la guerre affaiblirait la République islamique d’Iran. En réalité, elle affaiblit l’Iran, mais renforça la République islamique.

L’antagonisme avec les États-Unis

Un des éléments centraux autour duquel la République islamique a construit sa légitimité est son antagonisme avec les États-Unis. En 1979, les révolutionnaires dénonçaient l’impérialisme américain et le Shah Mohammad Reza qu’ils renversèrent était perçu comme un vassal de Washington. La rupture avec la politique proaméricaine du Shah survint le 4 novembre 1979, lorsque des étudiants proches de l’Ayatollah Khomeini attaquèrent l’ambassade des États-Unis à Téhéran et prirent en otage son personnel pour 444 jours. Le lendemain, le leader de la révolution qualifiait l’Amérique de « Grand Satan ». Dès lors, les 2 États entretinrent de mauvaises relations, caractérisées par une rupture des relations diplomatiques, et des tensions, crises et accrochages réguliers.

Désignés ennemis par les révolutionnaires, les États-Unis endossèrent ce rôle, adoptant réciproquement une position ferme contre l’Iran. Ils apportèrent leur soutien à l’Irak durant la Guerre Iran-Irak, intervenant militairement contre l’Iran en 1987-88. Dans ce contexte, ils abattirent un avion civil iranien (le vol Iran Air 655) le 3 juillet 1988, causant la mort de 290 personnes. Les États-Unis adoptèrent également des sanctions économiques contre l’Iran dès 1979, les renforçant à de multiples reprises par la suite. De manière générale, les Américains sont engagés à la fois dans une stratégie d’endiguement, avec l’établissement d’une présence militaire tout autour de l’Iran, et dans une stratégie d’étouffement économique de ce pays. Ceci s’accompagne d’un discours manichéen de Washington, qui désigna l’Iran en 2002 comme faisant partie de l’« Axe du mal ».

Mais cette fermeté américaine s’avère contre-productive, ne faisant qu’alimenter la rhétorique iranienne du « Grand Satan », ce qui sert les intérêts de la République islamique aussi bien en interne qu’à l’international. Sur le plan interne, les États-Unis incarnent l’« ennemi extérieur », un épouvantail commode agité par le régime pour aviver les sentiments nationaux et religieux de la population et la rassembler autour de la République islamique. Dans le discours des autorités, tout se justifie par la nécessité impérieuse du protéger le pays de ses ennemis, en particulier des États-Unis. Et plus l’hostilité de ces ennemis est visible, plus la justification est aisée.

Les difficultés économiques ? Elles résultent d’après Téhéran des sanctions américaines, plutôt que de la mauvaise gestion et de la corruption endémique qui minent le pays. Les manifestations contre le pouvoir ? Elles méritent selon les autorités d’être réprimées car elles ne sont pas liées à des revendications populaires, mais pilotées par Washington comme le montre le rôle des réseaux sociaux américains Facebook et Twitter dans l’organisation des manifestations[1]. Les programmes nucléaire, balistique et spatial controversés de l’Iran ? Ils se justifient selon Téhéran par la nécessaire autonomie industrielle du pays soumis à des sanctions économiques et par l’impératif de défendre le territoire face à la menace d’une intervention militaire américaine.

Une politique étrangère offensive

Sur le plan international, la stigmatisation de la République islamique par les États-Unis contribue à renforcer la crédibilité de l’Iran en tant que puissance régionale : le pays apparaît, et est de fait reconnu par les États-Unis, comme le principal adversaire à leur hégémonie dans la région. Or les erreurs, les insuffisances et le manque de vision stratégique des États-Unis au Moyen-Orient ont contribué au cours des décennies à affaiblir la position américaine dans la région. L’incapacité de Washington à trouver une solution au conflit israélo-arabe, le chaos persistant créé par les longues guerres américaines en Afghanistan (2001-14) et en Irak (2003-11), le soutien inconditionnel des États-Unis à ses alliés régionaux malgré leurs aspects contestables – Israël et la colonisation, l’Arabie Saoudite, son régime autoritaire et son islamisme rigoriste, etc. – et de manière générale l’approche manichéenne de Washington consistant à disqualifier et refuser le dialogue avec des acteurs clés de la région sont autant d’éléments permettant à Téhéran d’avancer ses pions.

L’Iran s’est ainsi constitué un réseau d’alliances en apportant son soutien technique, militaire et financier à différents groupes armés et régimes politiques au Moyen-Orient : le régime baasiste de Syrie, le Hezbollah et Amal au Liban, le Hamas et le Jihad islamique en Palestine, les milices chiites en Irak, les Houthis au Yémen, etc. La réussite de la stratégie iranienne repose, premièrement, sur une connivence idéologique entre la République islamique et ses alliés régionaux, structurée autour de l’Islam chiite (élément important mais non nécessaire), de l’anti-impérialisme, et de l’opposition aux États-Unis et à Israël. Deuxièmement, l’Iran apparaît comme une force de soutien, influente sans être dominatrice, supportant des groupes autochtones sans occupation territoriale, ni contrôle politique affirmé. Ainsi les Iraniens forment, équipent et soutiennent militairement des locaux, mais restent en retrait par rapport à eux, qui demeurent les acteurs visibles sur leur propre scène nationale.

À travers ses alliés, Téhéran dispose donc d’une capacité d’action et de nuisance dans un ensemble du Moyen-Orient. Initialement, la République islamique privilégiait les affrontements indirects et les moyens de guerre asymétriques : citons par exemple les attentats terroristes du Jihad islamique contre des bases militaires américaine et française (attentat du Drakkar) au Liban et contre l’ambassade américaine de Beyrouth en 1983, ou les prises d’otages et assassinats d’Américains et Européens par le Hezbollah entre 1982 et 1992, vraisemblablement commandités par Téhéran. Mais depuis une quinzaine d’années, le soutien iranien plus affirmé à ses alliés – au Hezbollah lors de l’intervention militaire israélienne contre le Liban en 2006, aux milices chiites dans le cadre de la guerre civile irakienne, au régime de Bachar el Assad dans la guerre civile syrienne, à l’insurrection houthiste au Yémen – tend à transformer ces conflits en guerres par procuration entre l’Iran d’une part, et les États-Unis, Israël ou l’Arabie Saoudite d’autre part. Dans les guerres civiles en Syrie et en Irak, l’implication iranienne est devenue plus directe et visible, avec l’envoi de forces armées sur les théâtres d’opérations.

Chanson de propagande iranienne anti-américaine. Le titre « Marg bar Amrica est sans équivoque : il signifie « Mort à l’Amérique ».   

Une stratégie américaine inefficace

L’assassinat du général iranien Ghassem Soleimani à Bagdad par une frappe de drone le 3 janvier 2020 illustre bien l’inefficacité de la stratégie américaine face à l’Iran. Soleimani était le commandant de la Force Jérusalem (Sepah-e Ghods), unité d’élite du corps des Gardiens de la révolution en charge des opérations militaires extraterritoriales et clandestines. Concrètement, le rôle de cette unité consiste en mettre en œuvre le soutien iranien à ses alliés régionaux. En tuant un homme clé du régime, Washington cherchait à faire une démonstration de force, en montrant à la fois la capacité d’action des États-Unis et leur volonté de reprendre la main en Irak. L’objectif était de dissuader Téhéran de toute nouvelle attaque contre les intérêts américains, 3 jours après que l’ambassade américaine de Bagdad fut attaquée par la milice chiite irakienne Kataeb Hezbollah, alliée de l’Iran. D’ailleurs, le président Donald Trump menaça de frapper 52 sites majeurs en Iran en cas de représailles iraniennes. Ainsi les États-Unis indiquaient qu’une escalade militaire pourrait conduire à un affrontement direct contre l’Iran sur son territoire.

Mais les Iraniens répliquèrent, faisant fi des menaces : le 7 janvier, des missiles iraniens furent lancés contre des bases militaires irakiennes abritant des soldats américains. Ne mettant pas leurs menaces à exécution, les États-Unis minimisèrent l’attaque en affirmant qu’elle n’avait fait aucune victime, avant de reconnaître finalement qu’il y avait eu une centaine de blessés. Le lendemain, un avion civil ukrainien fut abattu, apparemment accidentellement, par les forces iraniennes, tuant 176 personnes dont 63 Canadiens, comme un lointain écho au vol Iran Air 655 abattu par les Américains en 1988. Au cours des mois qui suivirent, les milices chiites irakiennes lancèrent régulièrement des roquettes sur des bases militaires abritant des Américains ainsi que sur l’ambassade américaine de Bagdad.

Par conséquent, l’assassinat de Soleimani n’a pas eu le caractère dissuasif escompté. Il n’affaiblit pas non plus la stratégie d’influence régionale de l’Iran, même si le défunt général était considéré comme l’architecte de cette stratégie. En effet, Soleimani – aussi influent et charismatique fût-il – était issu d’une chaîne de commandement et n’était qu’un acteur parmi d’autres d’un continuum stratégique. En effet, cette stratégie trouve ses origines dans l’implication de Mostafa Chamran, futur révolutionnaire iranien, dans les mouvements de guérilla au Liban, en Syrie, en Égypte et en Algérie, et dans la fondation du mouvement Amal dès les années 1970, avant même la révolution iranienne. Le jour même de l’assassinat, l’Ayatollah Khamenei nomma le général Ismaël Ghaani, compagnon d’armes et second de Soleimani, pour lui succéder à la tête de la Force Jérusalem. Assassiné, Soleimani devient un symbole, tout comme l’est Mostafa Chamran, sujet de films, livres et affiches aux accents nationalistes – tous 2 sont dépeints comme des « Che Guevara iraniens » ; il devient un martyr comme ceux auxquels les chiites vouent un culte fervent, un élément de plus du discours de propagande du régime.

Si l’Iran est parvenu à étendre son influence au Moyen-Orient, sa position n’en demeure pas moins fragile. Les sévères sanctions affaiblissent significativement l’économie iranienne. Combinées avec la mauvaise gestion économique, elles contribuent à enfoncer le pays dans une profonde crise et alimenter les tensions sociales. En 2019, le PIB iranien a chuté de 7,6%, tandis que l’inflation a atteint 41,1%. Fragilisé sur le plan interne, l’Iran pourrait avoir de plus en plus de difficultés à maintenir son soutien financier à ses alliés régionaux. Nous observons également un épuisement du discours idéologique de la République islamique, aussi bien en Iran qu’à l’étranger. En Iran depuis quelques années, les manifestants scandent des slogans appelant le gouvernement à se préoccuper des problèmes du pays plutôt que d’envoyer de l’argent aux Palestiniens, Syriens ou Libanais. En Irak depuis 2019, des manifestations dénoncent la mainmise de Téhéran sur le pays. Ces manifestations conduisirent notamment à la démission du Premier ministre irakien Adel Abd el Mahdi, proche de Téhéran.

Lire la suite et fin (Partie 3/3 – Résilience du régime iranien)  

[1] Pour cette raison, ces réseaux sociaux américains sont interdits en Iran, et un système de filtrage de l’internet est censé y empêcher l’accès. En pratique, les Iraniens arrivent à contourner cette interdiction au quotidien. Conscientes de cela, les autorités iraniennes procèdent donc depuis quelques années à des coupures générales du réseau internet durant les périodes de manifestations. Notons que, paradoxalement, les principales institutions et personnalités du régime sont elles-mêmes présentes sur Facebook ou Twitter : le Guide suprême, le président de la république, le Ministre des affaires étrangères, etc.