ThucyBlog n° 201 – La mémoire franco-algérienne : entre déni de reconnaissance et stratégie de dérivation

Crédit photo : Rachid Chaker

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Par Rachid Chaker, le 21 mars 2022 

Alors que le mois de mars 2022 coïncide avec le soixantième anniversaire de la signature des accords d’Evian, mettant fin au conflit opposant la France à ce qui allait devenir son ex-colonie, la question mémorielle liée aux événements de la guerre d’indépendance (1954-1962) s’avère toujours être l’objet de tensions entre les deux nations. Régulièrement des débats animent les deux côtés de la Méditerranée, les uns estimant que la « repentance » ne saurait être un fondement de la politique franco-algérienne, les autres exigeant en revanche que la France reconnaisse les excès voire crimes commis par la puissance coloniale de l’époque. Alors que le président Macron adopta une posture du « en même temps » visant à la fois à qualifier la colonisation de « crime contre l’Humanité » tout en qualifiant les exigences de reconnaissance exprimées par Alger d’entretien d’une « rente mémorielle », l’objectif de cet article est d’analyser les positions des acteurs politiques des deux rives de la Méditerranée sur une question qui continue de marquer les relations bilatérales.

La question coloniale, sujet de clivage au sein de la classe politique française

La classe politique française semble divisée sur la position à adopter quant à la question de la mémoire de la période française en Algérie. Les partis de gauche traditionnels semblent pour la plupart avoir opté pour une lecture se voulant apaisée de la période coloniale, reconnaissant les excès de la politique française et les souffrances qui en ont résulté pour les populations locales. Christiane Taubira, dès le début des années 2000, incarna ainsi la voix de gauche appelant la France à s’affranchir des tabous pour aller vers une politique de reconnaissance des potentielles exactions. Du côté de la droite en revanche, la position s’avère être moins en faveur d’une reconnaissance des méfaits de la présence française en Algérie. On peut se souvenir qu’en 2005 un projet de loi relatif aux Harkis et soutenu par l’UMP (depuis devenue LR) souhaitait souligner le « rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord », engendrant la colère d’Alger mais témoignant d’une volonté, côté français, de privilégier une mise en avant des apports supposés de la domination française en Algérie. Quant à la guerre à proprement parler, les propos de Valérie Pécresse formulés en novembre 2021 selon lesquels « la repentance, ça suffit ! » illustrent la position classique de la droite française, laquelle est opposée à toute formulation officielle d’excuses de la part de Paris. Cette même droite estimant par ailleurs qu’aucune reconnaissance ne pourra être formulée tant que l’Algérie de son côté ne reconnaîtra pas les exactions commises à l’encontre des Harkis à partir de 1962 ainsi que le sort réservé aux pieds noirs à la fin de la guerre, contraints de quitter le territoire pour rejoindre la métropole. De la même manière que les municipalités de droite peinent généralement à reconnaître les faits survenus lors des manifestations d’octobre 1961 à Paris, et n’hésitant pas, pour les plus radicales, à attribuer ces événements à des affrontements « entre Algériens » et à minorer voire nier le rôle joué par le Préfet de police de l’époque, un certain Maurice Papon….

Plusieurs raisons peuvent expliquer ce positionnement. On peut souligner que les régions sud du territoire français, où la présence de pieds noirs venus d’Algérie est importante, constituent des bastions électoraux pour des partis tels que LR ou le RN. L’intérêt électoral pouvant ainsi être un premier facteur explicatif. Par ailleurs, cette position peut également être expliquée par la fibre nationaliste propre aux partis se situant à droite de l’échiquier politique et visant à mettre en lumière le prestige supposé de la nation et la grandeur de son œuvre, y compris la colonisation, laquelle est à mettre en parallèle avec « l’œuvre civilisatrice » française. La candidature d’Éric Zemmour et sa glorification permanente de la nation, laquelle se situe dans les propos du journaliste-candidat au-dessus de la République elle-même, ayant par ailleurs exacerbé ce phénomène. Enfin, une dernière explication peut-être avancée en se basant sur les propos d’Alexis de Tocqueville, lequel affirmait qu’il existe « un préjugé naturel qui porte l’homme à mépriser celui qui a été son inférieur, longtemps encore après qu’il est devenu son égal » : les résidus de mépris colonial lié à la période de domination française pouvant alors justifier l’absence de volonté de reconnaître des méfaits et de formuler des excuses, alors que dans le même temps sont salués par cette même droite les propos de Jacques Chirac de 1995, lequel reconnu avec sagesse et courage le rôle de l’Etat français dans la rafle du Vel d’Hiv.

 Les exigences algériennes en matière de reconnaissance : une stratégie de dérivation ?

Côté algérien, la demande de reconnaissance par la France de ses actions durant la période coloniale (1830-1962) demeure une constante des exigences d’Alger vis-à-vis de Paris, notamment sur la guerre qui aurait provoqué la mort de près d’un million d’Algériens. Bien que le désir de reconnaissance puisse légitimement se comprendre d’un point de vue émotionnel, moral et historique, il apparaît toutefois pertinent de se questionner sur le positionnement des autorités algériennes sur ce dossier.

Ces dernières ont souvent donné l’impression d’incohérence quant à leur position vis-à-vis de l’ancienne puissance coloniale. Les nombreux séjours médicaux du président Bouteflika (1999-2019) en France, intervenus parfois quelques jours après la formulation de propos très sévères à l’encontre de la position française sur la mémoire coloniale, provoquèrent l’incompréhension voire l’ironie d’une partie de la classe politique française, Philippe de Villiers moquant ainsi le fait que le président algérien « vienne se faire soigner chez les tortionnaires ». Par ailleurs, la proximité entre plusieurs dirigeants algériens et les autorités françaises, voire leur possession de biens privés dans l’Hexagone, ont pu donner l’impression que la question mémorielle était instrumentalisée afin de fédérer la population algérienne autour de ses dirigeants dans un contexte de tensions sur la scène politique interne. Jean-Baptiste Duroselle soulignait en 1960 que « l’idée que l’on peut détourner une population de trop songer à sa misère sociale, à son absence de liberté, en lui offrant des résultats sur le plan extérieur, est extrêmement répandue ». On peut de fait se demander si cette théorie ne trouve pas écho en Algérie sur la question mémorielle. En effet, avec un taux de chômage de l’ordre de 12% selon les chiffres de l’OIT (sur 2005-2020), et une dépendance vitale aux exportations d’hydrocarbures, le régime algérien fait face depuis des années à des difficultés sociales persistantes, en partie atténuées par des prix du baril de pétrole élevés permettant une politique de redistribution et de subventionnement des produits importés. La fuite des « cerveaux », médecins, ingénieurs et autres élites vers le Canada, la France et les autres puissances européennes contribue par ailleurs à l’appauvrissement humain de la nation algérienne, laquelle se voit privée de ses forces vives, qui émigrent d’un pays ne leur offrant que peu de véritables débouchés. La politique menée par le président Bouteflika depuis 1999, bien qu’elle ait contribué à réduire la dette nationale algérienne, n’a qu’à la marge contribué à redresser la situation. Les grands chantiers entrepris sont confiés à des entreprises étrangères, notamment turques et chinoises, la qualité des rendus est discutable, et les soupçons de corruption sont omniprésents. De fait, les oppositions avec la France sur la question de l’Histoire, sensible pour les Algériens, « peuple martyr », peuvent être perçues comme un instrument de gouvernance au service du pouvoir d’Alger, et ce bien que les demandes algériennes, compte-tenu des faits avérés de la colonisation, tels que les massacres de population (les tristement célèbres enfumades), les lois discriminantes établissant des différences juridiques selon l’origine et la confession (comme le Code de l’indigénat), sont légitimes.

En conclusion, alors que les soixante ans des accords d’Evian semblent être médiatiquement éclipsés par les évènements se déroulant actuellement en Ukraine, il est à se demander si, dans cette question mémorielle, le « en même temps » ne s’avère pas, pour une fois, être la lecture la plus pertinente.