Par Alexandra Novosseloff, le 7 mars 2022
Chercheure-associée du Centre Thucydide de l’Université Paris-Panthéon-Assas. Elle a dirigé l’ouvrage sur Le Conseil de sécurité, entre impuissance et toute-puissance, paru en septembre 2021 aux éditions du CNRS. Twitter : @DeSachenka
Le 23 février 2022, la Fédération de Russie, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies, a agressé et envahi l’Ukraine, membre des Nations Unies. Par cet acte, la Russie s’est placée hors de la Charte des Nations Unies adoptée il y a 75 ans à San Francisco au lendemain de la Seconde guerre mondiale et qui constitue depuis lors le cadre de régulation des relations entre États. L’ONU est d’une certaine manière un peu morte ce jour-là. A chaque crise impliquant un membre permanent du Conseil de sécurité, on dit cela et on a vite fait de critiquer l’ONU pour son inaction. Mais l’agression russe contre l’Ukraine se situe à un autre niveau, dans un cas de figure inédit non prévue par la Charte.
Cette Organisation des Nations Unies s’est bâtie contre « tout État qui, au cours de la seconde guerre mondiale, a été l’ennemi de l’un quelconque des signataires de la présente Charte » (comprendre le Japon, l’Allemagne et l’Italie). Coalition de vainqueurs, elle a organisé son système de sécurité contre des agresseurs, des « États ennemis » qui s’aventureraient à nuire à nouveau à ses membres. Ce système de défense collective a pour cœur le Conseil de sécurité qui comprend précisément en son sein les vainqueurs de la guerre : Chine, États-Unis, Fédération de Russie, France et Royaume-Uni. Ce statut leur a été octroyé parce que par leur puissance, il leur revenait une responsabilité particulière pour assurer le maintien de la paix et de la sécurité internationale (Article 24, para.1). Les rédacteurs de la Charte ont considéré que la paix devait provenir de l’entente entre les Cinq grandes puissances : il n’y avait là aucune naïveté de leur part, juste du réalisme qui considérait que si le système se retournait contre l’un des Grands, le risque était la possibilité d’une nouvelle guerre mondiale.
Ce système comprenait deux soupapes pour garder, en cas de problème, les Cinq grands à l’intérieur : le droit de veto (Article 27) et le droit à la légitime défense (Article 51). La Société des Nations créée à l’issue de la Première guerre mondiale n’avait pas tenue parce que les puissances n’y étaient pas ; l’ONU devait fonctionner parce que les puissances en étaient et ne pouvaient avoir aucune excuse de s’en échapper en raison même de ces deux soupapes. Autrement dit, l’ONU a été en premier lieu conçue pour traiter les ruptures à la paix dans lesquelles l’un des Cinq n’était pas directement impliqué. Le cas d’école de ce point de vue a été la première crise du Golfe déclenchée par l’agression de l’Iraq envers le Koweït du 2 août 1990 et la coalition formée sous la direction de l’un des Cinq grands pour contraindre l’agresseur. L’union des grandes puissances fait fonctionner le Conseil de sécurité, leur désunion le grippe. Quel est le remède au « dysfonctionnement de la relation entre les grandes puissances » comme l’avait déjà demandé le Secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guterres, pendant la pandémie ?
Aujourd’hui, l’agresseur est un État membre permanent du Conseil de sécurité et cet acte même a rendu caduque les dispositions mêmes de la Charte permettant de contrer l’agresseur. Certains observateurs posent alors, comme toujours, la question de son remplacement. Mais par quoi ? Pour bien fonctionner, une organisation internationale peut-elle se passer des États les plus puissants et ne comprendre en son sein que les petites et moyennes puissances « de bonne volonté » ? L’exemple de la Société des Nations a répondu à cette question par la négative et c’est aussi l’universalisme de l’ONU qui fait sa légitimité. En réalité, l’heure n’est pas à la refonte, mais à la riposte. Et malgré les obstacles, l’ONU, cette vieille dame vaillante, résiste et organise l’union des opposants, certes sans doute dérisoire face à un agresseur autant déterminé et qui bafoue toutes les lois de la guerre voire de l’humanité même, mais une résistance qui compte.
Ainsi, le Conseil de sécurité s’est réuni quarante minutes après le déclenchement des bombardements russes et a, le 25 février, tenté d’isoler l’agresseur en le forçant à utiliser son droit de veto. Mais le Conseil de sécurité a, le 27 février, voté l’organisation d’une session d’urgence de l’Assemblée générale (il ne l’avait pas fait depuis 1997). Le 2 mars, l’Assemblée générale a adopté, une résolution montrant de manière encore plus flagrante l’isolement de la Russie par 141 voix pour contre 5 (et 34 abstentions). Le Conseil des droits de l’homme s’est également saisi de la situation et a adopté, le 4 mars, par 32 voix contre 2 (et 13 abstentions) une résolution créant une commission internationale indépendante d’enquête pour recenser les crimes de guerre … Par ailleurs, il ne faudra pas négliger l’importance de l’action du Haut-Commissariat aux réfugiés et de toutes les autres agences spécialisées, fonds et programmes des Nations Unies sur le terrain pour venir en aide, dans leurs domaines de compétence respectifs, à l’Ukraine et à ses habitants. D’ailleurs, le Conseil de sécurité s’est à nouveau réuni pour demander la création de couloirs humanitaires.
L’ONU ne pouvant contraindre matériellement l’agresseur, elle maintient la pression sur lui, agit dans le domaine des valeurs inscrites dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, en soutien de l’agressé. Cela ne fera pas la différence sur le terrain mais politiquement, cela comptera pour la suite des événements.